Showing Up (Kelly Reichardt, 2022)

Un cinéma brut pour un art horizontal, au plus proche de la terre et des tracas quotidiens

Le film est tourné dans une ancienne école d’art de Portland (Oregon)1, dans un quartier que la réalisatrice connaît bien car elle y vit parfois2. Lizzy, ancienne étudiante3, y fabrique des statuettes en glaise4 ou en argile qui lui ressemblent : jeunes femmes tristes, marchant ou dansant sans but au-dessus du sol. Les figures sont délicates, vaguement colorées, elle s’y regarde comme dans une glace. Sa famille n’est pas loin : sa mère dirige l’école où elle travaille en tant que secrétaire, son père est un ancien artisan qui vit seul dans une maison à proximité, et a, dans sa vie professionnelle, fabriqué des objets en terre (des pots)5. Quant à son frère Sean, dont on ne sait s’il est malade mental, dépressif, phobique ou complotiste, il habite lui aussi solitairement dans une autre maison où il creuse dans le jardin des trous en forme de bouche, évacuant la terre, comme s’il inversait les gestes de son père et de sa sœur6. Au fond de ces trous, dit-il, on peut entendre des voix. Apparemment fragmentée, désunie, la famille n’a pas disparu : elle continue à s’imposer aux parents comme aux enfants. 

On imagine le plus souvent que les étudiants d’école d’art prennent leur indépendance7, partent dans les grandes villes, y rencontrent d’autres jeunes, s’y font de nouveaux amis étrangers à leur environnement d’origine. Dans le cas de Lizzy, c’est exactement le contraire. Elle a choisi l’école d’art la plus proche de chez elle, presque une extension de sa famille, où mise à part Jo, sa logeuse, elle ne semble pas avoir d’amis. Toujours habillée d’une pudique jupe longue et de vagues chaussettes grises, elle semble étrangère à la vie sentimentale et indifférente à la vie sociale. Pour présenter son exposition (son show8), elle a choisi une galerie assez banale du même quartier de la même ville.

Dans une lenteur calculée9, le film montre la jeune femme préparer son exposition, entre urgence et procrastination. Il ne se passe presque rien, rien d’autre qu’une anecdote assez ridicule où Jo, sa voisine sensée monter elle aussi son exposition10, trouve un pigeon blessé, aile cassée, devant chez elle, et décide de le soigner. Elle ignore que l’auteur de la blessure n’est autre que le chat de Lizzy. Celle-ci, vaguement culpabilisée, n’ose pas refuser quand Jo lui demande de garder l’oiseau, et finit même par le caresser, comme si l’animal pouvait lui procurer l’affection dont elle est frustrée. Retardant son travail, elle va jusqu’à consulter un vétérinaire pour la modique somme de 150 $. Guéri de sa blessure, libéré par Sean11 à la fin du film, le pigeon finira par s’envoler devant la galerie où la jeune femme expose. Si l’on comprend bien l’allégorie, il se libère de la boîte où (pour son bien) il avait été entravé – tandis que Lizzy reste, quant à elle, attachée à sa boîte, entravée dans ses mouvements par la pesanteur des lieux, le poids de la famille et la difficulté de la création. Kelly Reichardt est hostile à toute métaphysique. L’oiseau choisi n’est pas une colombe, c’est un pigeon, et son envol n’a rien de gracieux ni de spirituel, c’est le simple résultat de sa guérison.

Faussement modeste, la réalisatrice présente dans ce film une thèse sur la place de ce qu’on nomme art dans le monde d’aujourd’hui. Celui ou celle qu’on nomme artiste n’est rien d’autre que l’homme ou la femme du commun. Il ou elle ne vit pas dans un monde à part, éloigné·e de la vie courante, mais subit, comme tout le monde, les soucis les plus triviaux de l’existence quotidienne. S’il y a sublimation dans l’art, ce n’est pas au nom des grandes valeurs, encore moins des avant-gardes (même si l’école accepte toutes les formes d’art, y compris les plus contemporaines), c’est pour essayer de moins mal supporter les difficultés12, les devoirs, les obligations, les chaînes dans lesquelles on ne peut pas faire autrement que de continuer à vivre (ou survivre)13. C’est ainsi que fonctionne Kelly Reichardt elle-même, en tant que cinéaste. Il y a dans le film une dimension performative. En fabriquant le film (qui peut-être n’a même pas un statut d’œuvre), elle produit aussi une sorte de manifeste de l’art cinématographique qu’elle défend14, un art plus horizontal que vertical, fondé sur une sensibilité, une interaction avec le monde. Le film est comme la terre : une fois cuite, on ne sait jamais ce qui va en sortir15.

  1. Il s’agit de l’Oregon College of Arts and Crafts, qui a définitivement fermé ses portes en 2019. ↩︎
  2. Elle connaît bien les écoles d’art. Diplômée des Beaux-Arts de Boston, elle enseigne au Bard College de New York, université reconnue pour les cursus artistiques. En général, ce n’est pas en Oregon qu’elle vit, mais à Brooklyn. ↩︎
  3. Interprétée par Michelle Williams, que la réalisatrice dirige pour la quatrième fois (Wendy and LucyMeek’s CutoffCertain Women). ↩︎
  4. Statuettes réalisées par la céramiste Cynthia Lathi, à laquelle Kelly Reichardt a consacré un documentaire. ↩︎
  5. Que la céramiste soit fille de potier rappelle l’histoire de la céramique : longtemps limitée aux objets du quotidien, elle tend à devenir une forme d’art. ↩︎
  6. On ne voit pas, dans le film, où il met la terre après l’avoir creusée – mais on doute qu’elle soit cuite. ↩︎
  7. Ce fut le cas de Kelly Reichardt elle-même, née à Miami d’un père enquêteur de scènes de crime et d’une mère agente des stups, qui est partie à Boston. ↩︎
  8. Show up signifie en anglais se présenter, se montrer, faire apparaître, arriver, mais aussi démasquer, dénoncer, faire honte. To show up for oneself, c’est se montrer soi-même. ↩︎
  9. Le cinéma de Kelly Reichardt n’est pas minimaliste, comme on le dit souvent, mais lent et attentif aux situations infimes. C’est un cinéma qui masque sa complexité. ↩︎
  10. Les objets présentés dans cette exposition ont été fabriqués par Michelle Segre, à laquelle Kelly Reichardt a consacré un documentaire. ↩︎
  11. En rendant sa liberté à l’oiseau, le frère prend ses distances à l’égard de la terre. ↩︎
  12. Difficultés très quotidiennes : l’eau chaude manque, il faut aller faire ses courses, etc. ↩︎
  13. « Je tiens à ce que mes films présentent le monde tel qu’il est », a déclaré Kelly Reichardt. ↩︎
  14. Il pourrait y avoir un cinéma brut comme il y a un art brut, produit par l’homme ou la femme du commun. Kelly Reichardt serait alors dans la même position que Lizzy. ↩︎
  15. La présence de ce film à la compétition officielle du festival de Cannes 2022 aurait pu surprendre, si elle n’avait reçu la même année le prix du Carrosse d’or, remis par l’association des réalisateurs de film, pour sa carrière.  ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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