Pandora (Albert Lewin, 1951)

Aporie de l’amour inconditionnel : en exigeant le sacrifice de tout autre intérêt, il se soumet à une condition irréalisable, mortifère

L’histoire du Hollandais volant, telle que réécrite par Albert Lewin1 d’après l’interprétation qu’en avait faite Wagner2, n’a plus grand-chose à voir avec la légende du même nom, apparue vers la fin du 18ème siècle. C’est une histoire d’amour qui n’est pas localisée près du cap de Bonne-Espérance, comme le redoutable navire qui entraîne les autres vers le naufrage et la disparition, mais près du port d’Esperanza3, en Espagne, un endroit improbable où quelques américains4partagent leur consommation d’alcool dans les tavernes locales, dont Geoffrey, un archéologue, une chanteuse nommée Pandora Reynolds, un champion de course automobile (Stephen Cameron) et quelques autres. La beauté de Pandora5, comme celle d’Ava Gardner6, l’actrice qui l’incarne, est renversante, et renverse effectivement les hommes de passage, dont Stephen, Reggie le poète qui se suicide pour elle dès le début du film, et un toréador célèbre, Juan Montalvo7, qui lui propose le mariage. Comme toute femme fatale qui se respecte, Pandora est indifférente à ces propositions, jusqu’au moment où elle rencontre un autre homme, mystérieux à souhait, le Hollandais volant lui-même, qui dans cette histoire porte le nom de Hendrick Van der Zee8. Ce brave homme, qui n’a pas changé depuis le 17ème siècle, a été maudit pour avoir tué sa femme qui s’appelait déjà Pandora, dans un moment d’égarement où il doutait (à tort) de sa fidélité. Depuis ce moment, il espère le salut, qui ne pourra lui être accordé, d’après la voix intérieure qui lui adresse des messages, que par une femme qui accepterait de mourir pour lui. Dans cette étrange injonction, le meurtre de la Pandora du 17ème siècle ne peut être réparé que par la mort d’une autre Pandora, par exemple celle de 19309 qui ressemble comme une goutte d’eau à la première10.

Hendrick Van der Zee aimait sa femme Pandora d’un amour passionné, excessif, illimité. Il a été condamné deux fois pour son crime, la première à mort par le tribunal des hommes, et la deuxième à l’errance perpétuelle par une sorte de surmoi, une voix intérieure s’exprimant au cours d’un rêve, surpuissante, magique11, ayant le pouvoir d’ouvrir les portes de sa prison, de faire voguer son bateau et de le faire vivre éternellement. La seconde peine était pour lui la plus dure, car il aurait préféré mourir. Privé de soulagement, de repos, il devait expier pour toujours le meurtre de la plus innocente des femmes. Il savait ce crime impardonnable, il acceptait un châtiment encore plus sévère que la loi divine, mais il espérait quand même, au fond de lui, que pourrait venir le salut. Il n’avait pas totalement tort car ces mêmes voix l’ont conduit, cette année-là12, à Esperanza.

Un crime pire qu’un crime a pour conséquence un châtiment pire qu’un châtiment. Hendrick a soupçonné sa femme de ne pas l’aimer, elle, d’un amour illimité. C’était faux, mais cela prouvait qu’il ne l’aimait pas, lui, de cette façon. Endormi sur son bateau, il a compris que, en plus du meurtre, il était coupable d’un terrible parjure. En prétendant tuer au nom d’un amour total, infini, il avait fait preuve de mesquinerie, de misérable calcul. En doutant de la sincérité de sa femme, il avait jeté le doute sur son propre amour. Sa voix intérieure l’accusait de la pire contradiction : poser des conditions au nom d’un amour inconditionnel. L’attachement jaloux, suspicieux, mesuré, n’était pas à la hauteur de l’idée illimitée de l’amour au nom de laquelle il s’était uni à Pandora. Elle ne l’avait pas trahi, mais lui, il était un traître.

L’errance infinie, punition qu’il s’inflige à lui-même, restaure la hauteur de cet amour, son illimitation, son infinité. S’il mourait, il serait délivré de cette malédiction, il rejoindrait Pandora, mais il ne peut pas mourir tant qu’elle, Pandora, n’a pas confirmé l’alliance qui les unit. À une lettre près, le nom Pandora est un anagramme de pardon13. La première Pandora ne pouvant pas pardonner, puisqu’elle est morte, il en faut une seconde, vivante, qui ne peut parler au nom de la première qu’en la rejoignant dans la mort. Dans le cours du film, le narrateur Geoffrey14répète plusieurs fois la même citation : « L’amour se mesure au sacrifice qu’on est prêt à consentir pour lui ». L’amour serait la contrepartie d’une perte, d’une douleur, d’une souffrance. Je dois renoncer à ce qui m’intéresse le plus, à ce qui m’apporte le plus de plaisir et de satisfaction dans la vie, pour être à la hauteur d’un amour absolument désintéressé. Le sacrifice ultime est celui de la vie même. Dans cette étrange logique, quasi-chrétienne, plus je perds, et plus j’aime. Si je ne perds rien, je n’aime pas, et si je perds tout (la vie), j’aime infiniment. Tout se passe comme si l’amour courant ne pouvait qu’être fautif. Pour se délivrer de cette faute, il faut un renoncement. Dans le film, le coureur automobile doit jeter sa voiture à la mer du haut d’une falaise15, et le toréador doit commettre une erreur fatale face au taureau. Ils renoncent à ce qui leur semble être l’essentiel de leur existence, mais la mesure est encore insuffisante pour Pandora. Ils n’ont sacrifié pour elle qu’un objet, un prestige social, et elle, elle n’a rien sacrifié pour eux. Seul le couple qu’elle forme avec Hendrik accède à l’infini du sacrifice mutuel.

Dans la conception spiritualiste de Hendrik/Pandora, il ne peut pas y avoir de contrepartie à l’amour. L’exiger, c’est transformer l’amour en système transactionnel. La mort étant par nature inconnaissable, indescriptible, n’opère pas comme contrepartie, mais comme acquiescement. Elle seule est à la hauteur d’une alliance nécessairement tragique. En anéantissant l’amour, elle le sanctifie, mais ne le trahit pas.

  1. Suite au refus de la MGM de participer au film, Albert Lewin l’a écrit et produit lui-même. À sa sortie, le film a été incompris et qualifié de prétentieux ; il est à présent devenu un mythe, unique en son genre. ↩︎
  2. Le Vaisseau fantôme (1839-1843) est le premier grand opéra de Richard Wagner. Il aurait entendu parler du « maudit des mers » lors d’une escale à Sandwicke le 29 juillet 1839, alors qu’il voyageait à bord de la Thétis, entre Riga et Londres. Criblé de dettes, le jeune homme de 26 ans se rendait à Paris. Pour établir le livret, il s’est inspiré d’un récit de Heine, Mémoires de Monsieur de Schnabelewopski (1834), avec l’accord de l’auteur, également à Paris à cette époque. Il se serait aussi inspiré des chants de l’équipage pour les chœurs de matelots du troisième acte, et y aurait découvert le terme « tjenta » (servante en norvégien) à l’origine du prénom de Senta, qu’Albert Lewin a remplacé par Pandora. ↩︎
  3. Incarné pour les besoins du tournage par le village catalan de Tossa de Mar, au cœur de la Costa Brava. L’industriel catalan Albert Puig Palau avait l’habitude d’organiser des fêtes somptueuses à Palamos, non loin de Tossa. Albert Lewin avait été invité à l’une de ces fêtes. Le film commence par une scène de pécheurs tournée en catalan, exceptionnelle dans l’Espagne de Franco. Frank Sinatra, encore marié avec Nancy, rend visite à Ava Gardner à Tossa del Mar. Elle l’épousera en novembre 1951, et s’installera à Madrid en 1955. En 1998, la municipalité de Tossa de Mar dévoilera une statue en bronze de l’actrice (morte le 5 janvier 1990) dans son rôle de Pandora↩︎
  4. Peut-être inspirés par F. Scott Fitzgerald et Ernest Hemingway. ↩︎
  5. Dans le mythe grec, Pandora est la première femme, créée par Héphaïstos sur l’ordre de Zeus pour se venger du vol du feu par Prométhée. Elle porte avec elle dans une boîte tous les maux de l’humanité. Ceux-ci sont libérés par Epiméthée, sauf l’espérance qui reste dans la boîte. Dans le récit d’Albert Lewin, Hendrick Van der Zee ne perd jamais espoir. ↩︎
  6. À 27 ans, Ava Gardner avait déjà divorcé deux fois. Elle était courtisée par le milliardaire Howard Hughes, les médias la poursuivaient déjà même si sa carrière, ainsi que son rapport chaotique à l’amour, n’étaient que sur le point de commencer.  ↩︎
  7. Le matador catalan Mario Cabré, qui joue le rôle de Montalvo, se vantera plus tard d’avoir eu une idylle avec la star. Mais elle n’a, dira-t-elle, succombé qu’une seule fois, avant de tomber amoureuse, en 1957, du célébrissime matador Luis Miguel Dominguin. ↩︎
  8. Interprété par James Mason. ↩︎
  9. Tourné en 1951, le film situe l’histoire vingt ans auparavant. ↩︎
  10. Un récit aussi complexe que celui du film ne pouvait être inventé qu’en agrégeant de nombreuses légendes. ↩︎
  11. Dans ce film influencé par le surréalisme, le réalisateur s’est inspiré de tableaux de Magritte. Man Ray a assisté au tournage en tant que photographe de plateau, et a créé un échiquier pour le film. Le tableau peint par le Hollandais volant est inspiré par De Chirico. ↩︎
  12. Une demi-année tous les sept ans, il avait le droit de chercher à terre une femme. ↩︎
  13. Cela ne vaut que pour le français, pas pour le hollandais, donc cela vaut pour cette analyse, puisqu’elle est écrite en français. ↩︎
  14. Ce narrateur qui intervient comme voix off est aussi une figure de voix intérieure. Vers le début du film (6’43), son regard se tourne vers la caméra. Le regard-caméra le positionne comme juge en prenant le spectateur à témoin. ↩︎
  15. Plus tard, Stephen sera doublement défaillant : il récupèrera son auto, et en plus il ne mourra pas pendant la course. Deux bonnes raisons pour ne pas l’épouser. ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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