Aucun ours (Jafar Panahi, 2022)

En jouant son propre effacement, le réalisateur revendique et assume sa responsabilité

Jafar Panahi, réalisateur, se met en scène en tant que réalisateur jouant le rôle d’un réalisateur impuissant à réaliser un film. Par cette double mise en abyme, il aura réussi l’impossible : réaliser ce film intitulé, en français, Aucun ours, qui aura reçu le 10 septembre 2022 le prix spécial du jury de la Mostra de Venise. Détenu depuis le 11 juillet à la prison d’Evin, il aura remercié en envoyant depuis la prison, avec son collègue Mohammad Rasoulof, lui-même détenu depuis le 8 juillet, une lettre ouverte aux organisateurs1. Condamné à six ans de prison2, il aura été libéré sous caution le 16 février 2023 à la suite d’une grève de la faim. Il aura fallu trois mois de repérages pour trouver le décor du film dans le village de Jaban, près de Tabriz, à proximité des frontières de la Turquie, de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie. La présence de l’équipe ayant été dénoncée auprès des autorités, il aura fallu poursuivre le tournage dans d’autres villages, avec des acteurs professionnels et aussi des habitants3. Le contexte de ce film n’aura donc pas vraiment été un contexte, il aura constitué les conditions mêmes du tournage, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles le réel et la fiction se sont pratiquement confondues.

Il y a donc un film (premier degré), et un film dans le film (second degré). Au premier degré, le réalisateur filme un réalisateur (lui-même) logé dans un village proche de la frontière turque. Il pense filmer une cérémonie de fiançailles dans laquelle une fille (Gozal) a été promise dès sa naissance à un garçon. Le problème, c’est que la fille aime un autre homme (Solduz), une attitude jugée sacrilège par certains villageois. Ceux-ci imaginent, sincèrement ou pas, que le réalisateur cache la photo du couple transgressif qu’il a prise [première faute du réalisateur, qu’il soutient n’avoir pas commise mais qui lui est imputée]. Au second degré, le réalisateur filmé dirige par l’intermédiaire d’une caméra connectée un film tourné en Turquie, de l’autre côté de la frontière. Un couple iranien (Zara4 et Bakhtiar) bloqué là depuis dix ans cherche à se procurer deux passeports pour passer en Occident. S’agit-il vraiment d’une fiction ou d’un documentaire ? En tout cas Zara reproche au réalisateur d’instrumentaliser leur fuite pour la réalisation de son film [deuxième faute du réalisateur, qu’il croit n’avoir pas commise mais qui lui est imputée] (ce qui laisse entendre que, enfin en Turquie, ils fuient réellement). Dans le premier film, le réalisateur s’efface (ou croit s’effacer) en ne filmant pas lui-même la cérémonie traditionnelle mais en la faisant filmer par un villageois. Dans le second film, le réalisateur refuse de franchir la frontière. Il préfère perdre le contrôle de son film plutôt que de s’exposer à une sanction pour avoir mis le pied à l’étranger. Il s’efface donc deux fois, pour être finalement contraint de porter le poids de deux fautes qu’il n’avait ni commises (selon lui), ni même imaginées. Son premier mouvement est le départ : monter dans sa voiture, renoncer aux deux films, revenir à sa « vraie » vie. Mais il y a un second mouvement : arrêter sa voiture, la garer au bord de la route, endosser sa responsabilité. Dans ce second mouvement réside la véritable thèse du film : l’impuissance du réalisateur ne réduit pas sa responsabilité. Les deux histoires d’amour tournent mal. Gozal et Solduz sont assassinés, et Zara, traumatisée par les tortures qu’elle a subies en Iran, se suicide. Qu’il ait été dans les deux cas injustement accusé [comme il l’a été, de fait, par le pouvoir iranien ou par les pouvoirs locaux] ne change pas le résultat : non coupable, il est quand même responsable. Peut-être aurait-il dû faire autrement ? Ou peut-être aurait-il mieux fait de renoncer à filmer, de s’abstenir complètement, de mettre fin à sa carrière de réalisateur ?5 En restant chez lui, en prenant la décision de ne plus jamais tenter de réaliser aucun film, il aurait préservé des amours et même, peut-être, sauvé des vies.

Jafar Panahi se montre enfermé de tous côtés : entre des frontières, des traditions, des superstitions, des technologies, des pouvoirs locaux et nationaux – et aussi ses propres exigences éthiques qui l’empêchent de franchir certaines limites, par exemple celle qui lui interdit de s’exiler. Ne pouvant pas échapper à cet enfermement, il doit vivre avec, inventer au fur et à mesure les règles qui lui permettent de composer. Il n’y a, dans cette tâche très rude, personne pour l’aider. Le film met en scène son immense solitude. Son adjoint le pousse à franchir la frontière turque, mais dès qu’il se rend compte qu’il a mis le pied sur une borne, il recule avec effroi. Le chef de village qui l’avait invité est le premier à le mettre en accusation, et chaque fois qu’il tente de l’amadouer, sa tentative se retourne contre lui. Il faut que, sans autre choix possible, il vive sous le joug d’une double contrainte : respecter les frontières, et dans le même temps les transgresser ; renoncer à filmer le village, mais dans le même temps le faire filmer par un autre ; accepter de prêter un serment selon des coutumes archaïques, mais exiger de pouvoir se filmer lui-même6 ; proclamer ses origines azéries7, mais dans le même temps ne s’exprimer qu’en persan ; mettre en place une organisation complexe pour réaliser un film supplémentaire, et faire en sorte que le film lui échappe8. Pourquoi a-t-il choisi de situer le film dans le film à l’étranger ? S’il l’avait situé sur place, en Iran, peut-être aurait-il pris moins de risques, mais il aurait renoncé à évoquer le désir de liberté qui l’anime. Pourquoi n’a-t-il pas filmé lui-même le village où il était logé ? Pour montrer à quel point il a été privé de souveraineté. En Turquie, les acteurs et l’équipe de tournage ne tiennent plus compte de ses instructions, et dans le lieu où il pensait travailler, les villageois le prennent pour un espion. Il est partout surveillé et poursuivi. Les superstitions des paysans, guère différentes de celles des gardiens de la révolution, aboutissent au même résultat : destruction de la confiance, impossibilité de vivre ensemble. Sans complice, ni ami, ni confident, le réalisateur fictif Jafar Panahi n’a pas d’autre refuge que sa voiture9. On ne saura jamais s’il décide de revenir vers le village (c’est-à-dire vers la frontière), ou s’il préfère l’autre retour, vers Téhéran.

On peut dire de ce film qu’il a une dimension autobiographique10, mais ce n’est pas suffisant. Plus encore qu’une auto-bio-graphie, c’est la vie même du réalisateur telle qu’elle est vécue c’est-à-dire en tant qu’impossible, inviable, qui est décrite. Suffisamment vivant pour avoir réalisé un tel film, Jafar Panahi (la personne) s’est assez rapidement retrouvé en prison – une sorte de mort professionnelle, de mort virtuelle. Plus qu’une auto-bio-graphie, il s’agit d’une auto-thanato-graphie, une de plus dans l’œuvre de celui qui intervient depuis 2010 comme un clandestin dans un pays qu’il reconnaît comme sien. Malgré tout, il estime que son devoir, sa responsabilité, c’est de continuer à faire des films. Tout se passe comme s’il avait une dette à l’égard de ce peuple. Si l’ours est, comme il est dit à un moment du film11, la bête sauvage imaginaire qui empêche d’avancer, alors Aucun ours ne devrait occuper cette place12. Mais comment faire ? Il n’y a pas, dans le film, de réponse à cette question. Jafar Panahi doit avouer ses doutes, son impuissance. Est-il allé, avec ce film, aussi loin qu’il le pouvait ?13

  1. Contenu de la lettre : « Nous sommes des cinéastes. Nous faisons partie du cinéma indépendant iranien. Pour nous, vivre c’est créer. Nous créons des œuvres qui ne sont pas des commandes, c’est pourquoi ceux qui sont au pouvoir nous voient comme des criminels. Le cinéma indépendant reflète son époque. Il s’inspire de la société. Et il ne peut y être indifférent. L’histoire du cinéma iranien témoigne de la présence constante et active de réalisateurs indépendants qui ont lutté pour repousser la censure et garantir la survie de cet art. Pendant que certains se voient interdire de tourner des films, d’autres sont contraints à l’exil ou réduits à l’isolement. Et pourtant, l’espoir de créer à nouveau est notre raison d’être. Peu importe où, quand et dans quelles circonstances, un cinéaste indépendant crée ou pense à la création. Nous sommes des cinéastes indépendants ». ↩︎
  2. La peine était pendante depuis sa première condamnation en 2010 pour « propagande contre le régime », à la suite de la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique. Une peine d’interdiction de voyager, de s’exprimer dans les médias et de tourner des films pendant vingt ans avait été également prononcée contre lui. ↩︎
  3. Le chef opérateur Amin Jafari raconte dans un entretien à Libération : « Il sait mettre les gens à l’aise puisqu’il leur explique qu’ils sont exactement les personnes qu’il cherchait et qu’ils doivent à ce titre se contenter de rester fidèles à ce qu’ils sont dans la vie de tous les jours. » ↩︎
  4. Interprétée par Mina Kavani, une actrice iranienne qui a dû quitter son pays en 2015, après avoir tourné dans Red Rose, de Sepideh Farsi (2014). Mise en abyme supplémentaire : l’histoire de Zara est aussi sa propre histoire, qu’elle raconte dans son seul-en-scène I’m deranged↩︎
  5. Rappelons que, depuis 2010, date de son interdiction de tourner, Jafar Panahi a réalisé Ceci n’est pas un film (2011, sélectionné à Cannes), Closed Curtain (2013, Ours d’argent à Berlin), Taxi Téhéran (2015, Ours d’or à Berlin), Trois Visages (2018, prix du scénario à Cannes). Aucun Ours a obtenu le prix spécial du jury à Venise. À ce sujet, Panahi a déclaré : « Je rêve de pouvoir faire des films plutôt que d’obtenir des prix. J’ai des rêves qui vont au-delà de tous les prix du monde. » ↩︎
  6. À quoi pourrait servir ce film ? à rien d’autre, peut-être que de devenir le matériau d’un autre film. ↩︎
  7. Il parle approximativement la langue, mais préfère le persan. ↩︎
  8. Au lieu d’arrêter, l’équipe du film poursuit Solduz dans sa détresse.  ↩︎
  9. Refuge traditionnel des réalisateurs iraniens. ↩︎
  10. Il pourrait s’inscrire dans la série récente d’autobiographies de réalisateurs : Paul Thomas Anderson (Licorice Pizza, 2021), Steven Spielberg (The Fabelmans, 2022), James Gray (Armageddon Time, 2022), Sam Mendes (Empire of Light, 2023). ↩︎
  11. Les ours qu’on dit habiter la campagne environnante ne sont autres que les contrebandiers qui contrôlent certaines routes. ↩︎
  12. Façon de dire que le régime en place en Iran est un tigre de papier. ↩︎
  13. À la fin du film, le dernier geste du réalisateur est de tirer le frein à main de sa voiture, ce qui augure mal de l’avenir. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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