Murmure dans la ville (Joseph Mankiewicz, 1951)

Une pure amitié qui ne repose sur aucune justification, sur aucun intérêt commun

On peut adorer ce film à cause de sa merveilleuse construction additive : les événements se succèdent sans qu’on puisse jamais deviner où ils nous conduiront. On peut l’aimer pour son humour, avec notamment la fameuse scène où trois messieurs respectables jouent au train électrique. On peut l’aimer pour le jeu de Cary Grant, son physique, sa distanciation. On peut l’aimer à cause de son message plus ou moins subliminal : contre le maccarthysme, le moralisme, la peine de mort. On peut l’aimer parce qu’il privilégie la psychologie sur le contrôle des corps, l’amour sur la généalogie. On peut aussi l’aimer parce qu’il se termine bien1, parce que c’est le meilleur qui gagne, celui qui aura sauvé sa patiente du déshonneur en l’épousant2. Mais ce qui me fascine est tout autre chose, une dimension moins souvent citée et moins commentée : pourquoi le Dr Praetorius s’encombre-t-il toute sa vie, chaque jour de sa vie, partout où il va, de ce cadavre vivant qu’est M. Shunderson ? On ne peut pas dire qu’il lui ait sauvé la vie, il a juste constaté qu’après sa pendaison, il n’était pas vraiment mort. On lui a livré comme un cadavre cet homme qui aurait été condamné deux fois pour le meurtre du même individu : une première fois à la suite d’une fausse dénonciation pour un faux meurtre, et une deuxième fois à la suite d’une vraie constatation d’un vrai meurtre, mais qu’il avait déjà payé. Quel est l’acte héroïque du jeune étudiant qui deviendra plus tard le Dr Praetorius ? Constant que l’homme n’était pas mort et que sa dette était déjà payée, il a fait semblant de l’enterrer et l’a gardé définitivement avec lui. On peut comprendre cet acte qui restaure la justice, mais pourquoi sont-ils restés ensemble ? Pourquoi ne se séparent-ils pas ? Quelle est la nature de cette étrange amitié ?

Voici donc un médecin qui, au début de sa carrière, préfère se déguiser en charlatan pour s’attirer la confiance du peuple, et un meurtrier qui au lieu de se fondre dans la foule, reste attaché à ce médecin. Entre eux, il n’y a apparemment rien de commun, et pourtant la confiance est inébranlable. Qu’est-ce qui les lie ? Qu’est-ce qui les associe ? Shunderson ne manque pas de bon sens, mais il n’a aucune compétence particulière et ne travaille même pas au service du Dr Praetorius. Celui-ci est entouré d’une foule de relations et d’amis, et n’a pas besoin de l’aide de Shunderson. Et pourtant quelque chose les oblige à rester collés l’un à l’autre, comme s’ils avaient à faire ensemble le deuil d’une mort qui n’a pas eu lieu, comme si deux vivants devaient rester unis pour la vie, pour une raison énigmatique et incompréhensible. Or c’est justement cette dimension irrationnelle, inexplicable et injustifiable, qui est au cœur de l’amitié. Ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, mais ils sont amis, et ils le prouvent par une fidélité absolue. Ici la phrase « Ils sont amis » est constative, mais elle ne renvoie à rien d’objectif, rien qui pourrait être analysé par un psychologue ou un sociologue. Les ennemis du Dr Praetorius sont surpris, ils espèrent trouver derrière ce phénomène un secret caché, un intérêt commun, mais il n’y en a pas. L’amitié la plus pure ne repose sur rien d’autre qu’elle-même.

  1. Heureusement c’est un film suffisamment drôle pour éviter tous les pièges du mélodrame. ↩︎
  2. Certes un gynécologue aurait pu faire autrement, procéder à un avortement, mais on est en 1951. ↩︎
Vues : 2

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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