Tout le monde aime Jeanne (Céline Devaux, 2022)

Il vaut mieux, pour se dégager du deuil, choisir le pas de côté qui éloigne du réel

Que la mère de Jeanne Mayer1 se soit suicidée un an plus tôt ne semble pas l’avoir beaucoup affectée. Elle et son frère Simon ont tout laissé en place, ils se sont désintéressés de l’appartement maternel pourtant bien placé au centre de Lisbonne, et si elle prend l’avion pour le Portugal, ce n’est pas tellement en mémoire de sa mère, c’est parce que la start-up qu’elle a fondée s’effondre2 et avec elle ses moyens d’existence. Finie l’élimination des plastiques dans les océans3, son invention ne marche pas, il faut calmer les actionnaires et rembourser les banques. Elle s’est habillée en noir car il faut qu’elle fasse le deuil du personnage qu’elle incarnait, de sa notoriété débutante, du prestige de l’ingénieure à laquelle, un temps, les médias se sont intéressés. Elle ne sait pas encore qu’en revenant vers la ville de son enfance, elle va rencontrer un autre deuil qu’elle aurait préféré oublier. Dès l’aéroport, un ancien camarade lui rappelle ses années de lycée français au bord du Tage : Tout le monde aimait Jeanne, dit le garçon4 quelque peu lourdingue et sans-gêne, aussi fantasque qu’elle est sérieuse. Il s’appelle Jean, lui aussi aimait Jeanne qu’il a reconnue instantanément tandis qu’elle, elle n’a aucun souvenir de lui. Il lui faut un certain temps pour se rappeler que sa mère lui a téléphoné peu de temps avant de se jeter dans l’estuaire, et qu’elle n’a pas répondu. Coupable, il faut bien qu’elle le soit, et si elle ne s’accuse pas elle-même, sa voix off le fait pour elle5, et aussi les petits personnages animés dessinés par la réalisatrice6, qui ne cessent de dire le contraire de ce qu’elle fait. Une vieille femme vivait seule à Lisbonne, ses enfants ne lui répondaient plus, elle s’est suicidée, c’est aussi simple que ça. Jeanne a pris des risques en créant son entreprise, elle a complètement échoué, c’est trop bête. Un double monde s’est écroulé : celui des ambitions et, en après-coup, celui de l’enfance. Heureusement il y a quelqu’un pour soutenir Jeanne, des hommes, trois hommes, pas moins, son frère Simon qui lui donne de l’argent, son ancien camarade de lycée Jean, kleptomane sur les bords, qui pourrait lui faire oublier ses soucis d’argent, et son ancien amour de lycée Vitor, devenu professeur de musique, qui par hasard est le professeur de la nièce de Jean7. Les trois hommes se ressemblent, ce sont trois barbus de grande taille, et apparemment au grand cœur. 

Supposons que ces trois barbus ne soient que des projections de l’imaginaire de Jeanne. Ils ont chacun un rôle différent : Simon aide sa sœur dans le monde réel. Il la soutient matériellement, la remet sur un chemin réaliste, la force à ranger, jeter définitivement les affaires de sa mère, vendre l’appartement. À sa manière, Vitor est, lui aussi, rassurant : il la conduit dans Lisbonne, lui procure le plaisir corporel, le sexe. Le cas de Jean est différent : portant le même prénom que Jeanne, il prend le contrepied de tout ce qu’elle a accompli depuis le lycée, comme s’il était sa contrepartie masculine. Aussi mobile qu’elle est statique, sans métier défini, sans ressources, sans insertion sociale, aussi insouciant que nonchalant, il vit de débrouillardise et de petits larcins, explique à sa jeune nièce comment voler à l’étalage. Dépressif comme elle, il est complice de la petite voix ironique qui revient périodiquement sur l’écran. Rien dans son personnage n’est crédible : c’est une sorte de fantasme qui procure un écart par rapport au monde, une distanciation dont Jeanne a absolument besoin pour survivre. Alors que les deux premiers l’ancrent dans la réalité, il l’invite à faire le pas de côté qui lui permettra de survivre. À la fin du film, elle abandonnera les deux autres et le suivra, lui. Pour accomplir le deuil principal, celui du moi, il faut s’éloigner du réel. En laissant sa mère revenir comme fantôme, hallucination, Jeanne a commencé le travail. Pour le poursuivre, il fallait que son frère, gardien du réel, accepte dans une joyeuse scène de karaoké de se faire le complice de l’autre monde, le monde de Jean. Celui-ci n’apporte rien de concret, rien de tangible. Il n’a pas d’autre fonction que d’ouvrir l’avenir –la tâche la plus difficile et la plus nécessaire. 

  1. Interprétée par Blanche Gardin. ↩︎
  2. La première mondiale de son dispositif tourne au fiasco. L’appareil s’enfonce dans la mer. Elle plonge pour le retenir, sans succès. Une vidéo de la plongée fait beaucoup rire sur les réseaux. ↩︎
  3. Une tâche si ardue, si ambitieuse, que la simple tentative fait rire. ↩︎
  4. Tout le monde, sauf Jeanne elle-même, qui préfère se déprécier. ↩︎
  5. Une voix qui n’est pas celle de l’actrice, mais celle de la réalisatrice, qui passe allègrement du tutoiement au vouvoiement et inversement. ↩︎
  6. Céline Devaux, diplômée des Arts-Déco, dessine elle-même ce personnage féminin dont la longue chevelure couvre le regard.  ↩︎
  7. Jean semble être revenu à Lisbonne pour garder cette petite fille. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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