Le goût du ciment (Ziad Kalthoum, 2017)

Du vacarme de la guerre, on ne peut rien dire : elle ne répond pas.

Dans une carrière à ciel ouvert, on voit des façades de pierre, des véhicules, on entend des bruits de machine, on suit un chemin de terre puis on survole la ville de Beyrouth, ses bâtiments, ses avenues, une autoroute traversante, un immeuble neuf, vertical à côté d’un autre en ruine, et toujours des bruits de machine. Brusquement, on passe de la lumière du soleil à l’obscurité totale. Une voix off raconte deux moments qui reviennent chaque nuit dans les rêves. Premier moment : le père au retour du travail à Beyrouth, l’odeur de la maison, la vision d’une mer bleue qu’il voudrait toucher, dans laquelle il voudrait plonger. L’homme qui parle, il est dans la ville où il était déjà en rêve, dans son enfance, avant la guerre, avant que n’apparaisse le titre du film. L’image qu’il se faisait de Beyrouth ressemblait déjà à la mer bleue qu’il contemple encore aujourd’hui. Il voudrait revenir à cette époque, quand il n’avait pas encore dans sa bouche l’autre dimension de la ville : le goût du ciment. Ce goût, dont son père n’ignorait pas la saveur mais qu’il n’avouait jamais, arrive avec l’expérience, avec le film, c’est son nom. Sentir dans sa bouche une chose qui ne se mange pas, qui ne devrait pas y être, ce secret caché du père, il revient sans distanciation possible, sans pitié, dans la voix off.

Des ouvriers prennent leur poste dans un chantier de construction : escaliers, ascenseur, pylônes, grues. Ils travaillent dans un bruit infernal, scies, marteaux, fers à béton, debout au-dessus du vide. Voix Off : À la fin de la guerre civile , mon père a travaillé dans la construction au Liban. Quand il revenait à la maison, je regardais ses mains pendant des heures, je mémorisais les lignes, rue par rue, ses mains rudes, crevassées. Les mains de mon père étaient la ville de Beyrouth. Quand ta paume s’abîme, tu arrêtes de compter les jours. Le temps s’arrête. Tu as du mal à te rappeler le jour où tu es descendu la première fois dans le trou sous la tour. Tes doigts deviennent raides, tes joints se dessèchent. Tu lâches les objets, car tu ne sens plus leur poids. Au moment où tu commences à compter les étages, tes empreintes digitales disparaissent. Les empreintes digitales, c’est la police qui les a inventées, et aujourd’hui elles en viennent à symboliser l’individu, la personne, le sujet. S’ils avaient perdu toute identité, ce serait le début du pire, le commencement d’une catastrophe, d’un effondrement. Ils seraient comme les ouvriers de la tour de Babel qui, malgré la langue unique, avaient perdu toute personnalité. Mais je ne crois pas qu’ils en soient déjà là. Dans la tour où ils sont confinés qui elle aussi domine la plaine, la mer, les collines, ils n’en sont pas encore là. Ils ont chacun une voix, un visage, des empreintes qui ne sont pas effacées, pas encore, même si tout le dispositif est tendu vers cela.

L’homme est Syrien, il essaie de se rappeler sa vie d’avant-guerre, n’y arrive pas. Les ouvriers ne disent rien, ils observent la ville du haut du gratte-ciel en construction. On ne peut rien deviner de leur passé, leur histoire. Ils regardent vers la mer, la ville de Beyrouth se reflète dans leurs yeux, mais personne ne sait ce qu’ils voient exactement. Le béton liquide hissé par les grues est étalé, les parpaings sont sciés, les sacs de ciment sont entassés, l’ouvrier se rappelle : « Mon père a fait mes bagages, il m’a donné les clefs de notre maison et il a dit : Quand la guerre commence, les constructeurs s’en vont dans un autre pays où la guerre vient de finir . Ils attendent qu’elle ait traversé leur pays, puis ils reviennent pour le reconstruire. Père, j’attends. » Les ouvriers, ils sont montrés chacun individuellement, de près, un visage, un regard, des mains, un corps, une stature, une façon de marcher. À chaque fois la personne est unique, mais elle est aussi interchangeable. On pourrait prendre un autre ouvrier. Par la violence, par la guerre ou par l’exil, ils sont pour nous des migrants anonymes, des travailleurs étrangers, de la chair, du muscle, un stock de savoir-faire et d’énergie à utiliser, exploiter. Dépersonnalisés par les bombes, ils le sont une seconde fois par les promoteurs : la machine, le travail à la chaîne, l’exploitation sans nuance de la force physique. C’est cette double pression qui fait du film une chose extrême, excessive. À chaque instant, les personnes sont au bord de l’anéantissement. Pour résister, elles doivent se réfugier dans les souvenirs, les remémorations. Rien de réel, de présent, d’immédiat ne peut les sauver. Ils dépensent leur énergie pour rien, sans la canaliser.

La nuit tombe, la ville est engorgée. À partir de sept heures commence le couvre-feu pour les ouvriers syriens. Toute transgression étant punie par la loi, ils ne traversent aucune rue, n’entrent dans aucune boutique, ne croisent ni libanais ni libanaise, ils descendent directement dans un sous-sol sombre, humide, un trou infra-urbain où ils écoutent la radio, regardent la télévision. Images de guerre, d’attaques, de bombes, de réfugiés bloqués aux frontières, d’enfants dans les camps, d’immeubles détruits, de quartiers anéantis, de prisonniers aux yeux bandés. Ils mangent dans un plat collectif, saisissant les légumes avec du pain. Ils ne disent rien, regardent leurs téléphones portables, éteignent les ampoules nues qui réduisent l’obscurité. Les images sont présentées comme telles, à l’état brut, sans commentaire. Rien d’autre que le silence. Les souvenirs d’autocars et de trains bombés, les images de bombes écrasées, d’épaves et d’immeubles effondrés, leur reviennent tandis qu’ils s’endorment. Il faut pour évacuer ces images dessiner des visages familiers, se remémorer des phrases, des expressions, des gestes. Le seul élément commun entre leur vie d’aujourd’hui et celle d’hier, c’est le goût du ciment. Le goût du ciment, c’est aussi celui qui est projeté en l’air, à chaque explosion.

Voix Off : J’étais traversé par le bruit des marteaux-piqueurs. Je me suis réveillé, je ne pouvais ni bouger ni crier. Ma maison me recouvrait, elle était dans ma bouche, dans mon nez, dans mes yeux. Les gens hurlaient. Il y a quelqu’un là ? Ils ont creusé toute la journée jusqu’à ce qu’ils me trouvent. C’est ce qu’ils ont dit. Le goût du ciment me mangeait l’esprit. L’odeur de la mort. Je me suis enfui, dans le vide. Soudain, je me suis trouvé enterré dans un autre trou. Ils m’ont dit : « Il n’y a pas de bombardement, pas de frappes ici ». Mais je suis toujours entouré par le ciment. Je ne peux pas m’échapper. Dans mon dernier souvenir, ta tête était sur la table, endormie, morte. Où es-tu maintenant ? Le titre du film ne renvoie pas à des événements concrets, objectifs, mais à cette sensation intime, ce vécu quasiment proustien, entre le goût et l’odeur, entre le solide et le liquide, entre la construction et la destruction. Le ciment, au moins, a un goût. Il produit une sensation qui est bien à vous, qu’on ne peut pas vous prendre, vous voler. Le goût, bon ou mauvais, même au bord du dégoût, c’est ce qui vous reste après qu’on vous ait tout pris. 

Une scène au fond de l’eau, un navire englouti, une épave, un crâne, et dans le crâne, rien d’autre que du noir, du vide. Après une longue séquence dans l’obscurité, ils se lèvent, se lavent, se rasent, s’habillent, se peignent, roulent leur matelas. Leur seul lien avec l’extérieur est le passage par lequel ils sortent pour aller travailler. Chaque matin il faut revenir à la vie, récupérer les vêtements de travail, les casques, se diriger vers les escaliers, les ascenseurs, revoir la mer et la ville pendant la montée. La vue est belle, mais ce n’est pas la vue que le film montre, ce sont les visages, les façades de l’immeuble en construction. Depuis la fin de la guerre civile, Beyrouth se réveille au son des immeubles en construction. Pour les Syriens, il n’y a pas d’autre bruit. Leur vie est gouvernée par un cycle quotidien, régulier. Il se répète, mais on ne peut pas dire que ce soit un cycle de vie. C’est un recommencement dans lequel on n’arrive jamais ni en avance ni en retard : on arrive avec les autres, au moment où il faut arriver. Pour autant que ce soit un univers, il s’agit de l’univers des horloges, de la mécanique, de la biologie – du rythme circadien tout au plus, un rythme dans lequel l’environnement serait réduit à sa plus simple expression. 

Voix off : Aujourd’hui est, comme tous les jours, comme le jour d’avant, un jour nouveau. Depuis la fin de la guerre, Beyrouth se réveille au son de la construction. Je pensais que notre vie était divisée en deux : 12 heures la ville au-dessus de nous, et 12 heures nous au-dessus de la ville. Mais j’ai réalisé que Beyrouth est au-dessus de nous 24 heures. Même debout sur le plus haut point de l’immeuble, il est impossible de saisir la totalité de ce que tu vois. La seule relation avec la ville, ce sont les fenêtres de la tour. Du toit, je vois la mer, le ciel bleu, la ville et ses nuages, collés à la forme de la tour, enveloppant l’horizon autour de nous. Les travailleurs sont bannis de la ville. Qu’ils soient au-dessus ou en-dessous, ils n’ont jamais aucun contact avec elle. Derrière les chaînes, les roues, les cordes et les élévateurs, le ciel n’est qu’un puits, un fond sans fond. Ces paysages magnifiques que le film ne cesse de nous montrer ne constituent pas une perspective (au sens fort du terme). Les ouvriers syriens ne peuvent pas s’y localiser, s’y projeter. Il n’y a pour eux dans cette scène aucun point de vue subjectif, et même aucun point en général, ni de distance, ni de fuite, ni même de chute ou d’horizon. Ce n’est pas leur paysage, ils ne peuvent pas y inscrire leur regard. Ils n’y ont aucune place, ni comme habitants, ni comme voyageurs, ni comme visiteurs, ni même comme étrangers – car ils ne sont rien. Ils sont tenus de vivre sans perspective, c’est-à-dire sans que le spectacle qui s’offre à eux fasse monde pour eux. Il y a ce ciel bleu, ces nuages, ces bâtiments étagés sur la colline, ces rues, ces passants, mais ça ne fait pas monde, ils sont sans monde.

Voix off : Quand mon père revenait de Beyrouth, il m’embrassait, mais il sentait l’odeur du ciment. Après avoir travaillé si longtemps dans la construction à l’étranger, il rentrait chez lui, en Syrie, pour construire sa maison. L’odeur des voyages était cimentée dans ses mains. Tant qu’il y avait à manger, il restait, mais dès qu’il n’y avait plus rien, il repartait. Le ciment ne vous mange pas seulement l’âme, il vous mange aussi la peau. J’aime cette parole poétique qui traverse, transperce le film. Ils percent, ils soudent, ils trient, ils transportent en pensant aux chars qui traversent leurs villes. Ils étalent le béton liquide en pensant aux entassements de ferraille des villes détruites. Ils additionnent les étages en pensant aux bâtiments effondrés, ils frappent à coups de marteau en pensant aux tirs des canons, ils grimpent sur les échafaudages en pensant aux arbres détruits. Le film joue sur le contraste entre une parole poétique discontinue et la continuité d’une bande-son assourdissante qui coagule en elle toutes les violences. Le marteau-piqueur prolonge le canon, l’échafaudage prolonge les immeubles écroulés et les carcasses de char, la mer vue de loin est fantasmée, dangereuse et angoissante, et quand la bétoneuse circule, la caméra tourne avec elle. Ce monde qui restaure une continuité entre Beyrouth, Alep et Homs est vide, c’est un no man’s land irréel où le vacarme des chantiers côtoie les images volées à la propagande de Moscou. Du haut du gratte-ciel en travaux qui semble être le plus haut de Beyrouth, les regards qui contemplent cette ville sont figés dans une temporalité répétitive, ils n’ont plus ni passé, ni avenir. Il est inutile de parler, inutile de mentionner leurs noms, la bande-son raconte l’horreur à leur place. La voix-off à elle seule, par ses récits d’exil, de père absent, d’odeur et de goût du ciment, personnifie la distanciation, la résistance.

Chanson : « Oh mon cœur, mon cœur. Ma maison était toujours ouverte, et maintenant elle est en morceaux. L’éternité nous a abandonnés sans raison. Où sont tous ceux qui nous entouraient ? Ils nous ont abandonnés et plus personne n’est là. Rien ne reste, sauf nos souvenirs. Oh mon cœur Oh mon cœur ». Orage sur Beyrouth. Les ventilateurs tournent dans le sous-sol où sommeillent les ouvriers. S’ils dorment, c’est avec les yeux ouverts. Ils avancent dans des caves, éblouis par des torches puissantes. On bombarde même la nuit, on entend des cris, des pleurs, on cherche les survivants. Des hommes s’enfuient avec des enfants, des blessés marchent difficilement. On sort quelqu’un des gravats en le tirant par le bras. On récupère des corps dans des sacs. Il y a peut-être encore un corps vivant sous la poussière. On rampe sous les décombres, d’autres avions passent, on hurle de désespoir, on finit par abandonner. Qui est responsable de ce naufrage ? Personne. Le film ne dénonce pas nommément, il dénonce absolument. A l’absolue souveraineté de la guerre, cet état d’exception radicalement irresponsable qui règne au-dessus des lois, du droit et de tout ce qui fait la trame de la vie, seul le silence peut répondre, un silence d’autant plus obsédant qu’il est recouvert, enfoui sous la bande-son. On n’interroge pas la guerre, on ne lui parle pas, on ne peut que la subir passivement. Mais cela n’empêche pas de garder, en soi, son secret, ici représenté par une voix off, celle du réalisateur. L’histoire racontée laisse entendre les autres histoires qui n’auront pas été dites. Sur les 200 ouvriers qui travaillent sur la tour, on montre dans le film quelques visages emblématiques, avec pour chacun les souvenirs marquants, incrustés dans l’œil, qui hantent sa mémoire. Le contrepoint de la guerre, ce sont ces autres voix et ces autres visages laissés dans l’obscurité. Il faut le choc des outils et le chaos sonore pour suggérer par contraste ces singularités. 

Le film a quelque chose d’apophatique. Il y a ce qu’il dit : la violence, la destruction, le vacarme des armes, et ce à quoi il fait une allusion indirecte sans jamais pouvoir le dire complètement, ni en paroles ni en images : l’absolue singularité, unicité de chacun des ouvriers concernés, qu’on ait vu son visage ou non. C’est comme si l’ascenseur descendait dans un trou, un puits, comme si leur regard était pris dans la bétonnière qui n’arrête pas de tourner en traversant la ville, sous les ponts, dans les tunnels, les avenues, sur le front de mer. Il n’y a plus rien à attendre et pourtant on attend. Voix off : « Le second moment s’est inscrit dans mon esprit. La guerre avait commencé, les nouvelles arrivaient dans le voisinage avec les bombes. La mort était devenue une compagne quotidienne. Les maisons s’effondraient l’es unes après les autres. Je suis rentré à la maison, épuisé, et je suis allé directement à la cuisine. J’ai trouvé ma mère endormie, sa tête sur la table. Je suis resté près d’elle, au-dessus de l’océan gigantesque. J’ai regardé l’eau et le ciel. Ils avaient vieilli de plus de quinze ans. Je me suis rappelé la première fois que j’avais vu l’océan dans la cuisine. J’ai voulu plonger dedans et ne plus jamais revenir à la guerre, aux ruines, à quoi que ce soit. J’ai jeté ma main et touché l’océan. Les vagues ont commencé à rouler. Deux palmiers tremblaient. La vague m’a emporté ». FIN DU FILM, dédié à tous les travailleurs en exil.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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