Alcarràs (Carla Simón, 2022) (Nos soleils)

Notre monde s’effondre, il n’y a personne pour nous porter et nous ne savons pas nous porter nous-mêmes

C’est un film1 qu’il faut voir à partir de la fin, quand il s’arrête brutalement, montrant toute la famille sans réaction devant l’inéluctable. La fin était prévisible, impossible à empêcher, on la savait imparable, et pourtant la vie continuait, la famille2 soignait le verger, ramassait les pêches3, marquait sa solidarité avec la coopérative, préparait les petites recettes traditionnelles avec les produits du jardin, partageait les repas, participait aux activités du village. Certes il y avait des signes : les enfants désobéissants, les ados déprimés, le père incapable de se contrôler, le grand-père triste, prenant des initiatives dérisoires, la sœur fâchée, le beau-frère discutant solitairement avec le propriétaire, sans parler des lapins proliférants et des fuites dans le système d’irrigation. Les adultes étaient lucides. Simples métayers, ils connaissaient la fragilité de leur position, l’absence de documents écrits prouvant leur occupation légale du terrain, mais ils restaient incapables d’initiatives. Les camions arrivaient avec les panneaux solaires, commençaient à les poser. Ces objets industriels, minéraux, immobiles et coupés de la vie, étaient pour eux mortifères. En tant qu’agriculteurs, ils étaient soucieux de la biodiversité, évitaient les pesticides, ils disposaient même d’un panneau solaire pour chauffer leur eau, mais l’idée de remplacer leurs champs et leur potager par la production d’énergie leur paraissait inimaginable, aberrante.

Comment réagir ? On peut s’adapter aux changements du monde, arranger, réparer un univers dans lequel on a des repères, mais que faire quand ce monde disparaît corps et bien ? La famille vit dans sa chair le Die Welt ist fort de Paul Celan, mais elle est incapable de concevoir la suite, Ich muss dich tragen. Il n’y a personne pour les porter et dans leur désarroi, ils ne peuvent pas se porter eux-mêmes. Il y a dans le film deux adolescents de la troisième génération, Roger, qui fait de son mieux pour soutenir un père4 qui ne le félicite ni ne le remercie jamais, et Mariona qui, obstinément muette et passive, suit du regard les événements sans intervenir. Mariona refuse de jouer le jeu, de s’intégrer au groupe et à la fête, tandis que Roger revient épuisé d’une nuit de danse. Ils vont en ville et déposent des lapins morts devant la porte du propriétaire – aveu de solidarité avec leur famille et aussi d’impuissance. Rien dans ce film n’est porteur d’avenir5, il n’y a pas d’ouverture, pas d’anticipation. Les seuls symboles, comme les figues offertes par le grand-père au propriétaire, renvoient au passé. Tout converge vers la dernière image où la famille pétrifiée assiste à l’arrachage des arbres sans esquisser un geste.

La réalisatrice, qui n’a que 35 ans, n’ouvre aucune piste6. Certes ses personnages, laissés en plan, sont libres de construire une nouvelle vie. La catastrophe n’affecte qu’un mode de vie, une famille. D’autres potentialités émergeront sans doute après, plus tard. Parmi la multitude des personnages, notamment les femmes et les enfants, on ne doute pas que du nouveau puisse surgir, que l’événement puisse se transformer en souvenir nostalgique, en trauma oublié. Mais malgré cela, au-delà de l’immense contribution de la réalisatrice (le film lui-même), on peut s’interroger sur les raisons de cette fin en cul-de-sac. La difficulté pour la famille, c’est qu’il ne faut pas seulement changer de lieu, d’activité professionnelle, de vie communautaire, économique et sociale, il faut changer de monde, changer d’éthique. Roger en dansant toute la nuit et Mariona en tournant le dos à la fête esquissent une autre éthique, dont ils ne savent rien. 

  1. Premier film en langue catalane à obtenir l’Ours d’or à Berlin. ↩︎
  2. Tous les rôles sont joués par des acteurs non professionnels de la province de Lleida, qui parlent le dialecte local. Il a fallu, pour le casting, 9000 auditions. ↩︎
  3. Le film est partiellement autobiographique, car les oncles de la réalisatrice Carla Simon exploitaient eux aussi un verger. Elle a grandi près d’Alcarras, perdu très tôt ses parents, ainsi qu’un grand-père attaché à la terre. ↩︎
  4. Jusqu’au moment où celui-ci détruit ses plans de marijuana. ↩︎
  5. La réalisatrice a déclaré qu’avec très peu de régulation des prix, de plus en plus de grandes entreprises, les cultivateurs traditionnels ne peuvent survivre que s’ils se convertissent à l’agriculture biologique. Mais dans le film, même cette solution semble inaccessible. ↩︎
  6. Une passivité qui pourrait ressembler à celle de la jeune Mariona.  ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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