Dream Scenario (Kristoffer Borgli, 2023)

L’innocent qui apparaît dans les fantasmes peut porter tout le poids de la faute, se muer en coupable universel

C’est l’histoire d’un homme assez quelconque, un certain Paul Matthews interprété par un acteur célèbre, Nicolas Cage, pas très liant mais pas non plus déplaisant, pas très brillant mais quand même prof de fac1, frustré de n’avoir jamais réussi à écrire un livre mais pas prétentieux non plus, qui devient l’objet d’une répulsion, d’un rejet généralisé. Il n’a rien fait de mal, n’a commis aucune faute, est totalement innocent, mais ça ne fait rien, sa vie sera brisée par les rêves, les cauchemars, les fantasmes des autres. Comment cet homme plutôt timide, incapable de se défendre, est-il devenu le bouc émissaire, l’ennemi à abattre de la société, y compris de ses proches ? Il apparaît involontairement dans les rêves des autres, de toute une classe, de tout un pays. Le mécanisme est analogue à celui de la rumeur ou du harcèlement, mais plus puissant encore car ce n’est pas seulement un phénomène social, c’est une situation dans laquelle chaque rêveur, personnellement impliqué, investit ses propres inquiétudes, ses propres fantasmes. N’importe qui peut rêver du même homme, Paul Matthews, sans l’avoir jamais vu (et même sans en avoir jamais entendu parler), mais chaque rêve est distinct, chaque rêve provient de l’intimité, des particularités inconscientes et inavouées du rêveur. C’est cette combinaison exceptionnelle entre le collectif et l’individuel qui fait de chaque événement, chaque cauchemar un trauma susceptible de toucher, de transformer en profondeur la personne touchée. Tout cela n’a évidemment rien à voir avec Paul Matthews lui-même; il ne s’agit que de son corps, de son aspect extérieur qui prend peu à peu une valeur particulière, unique. Pour le rêveur, la vision nocturne de ce corps s’avère plus puissante encore que la réalité. Il devient insupportable de rencontrer cette chose menaçante, dangereuse, dans le monde réel. Plus le temps passe et plus les rêves sont habités par le sexe, la violence, la torture, le sadisme. Alors que le véritable Paul Matthews est plutôt calme, inhibé, les rêves se font brutaux, cruels, excessifs. Tout le monde est débordé, Paul Matthews évidemment (qui n’y comprend rien) mais aussi tous les autres, les rêveurs, les amis, les commentateurs, les enfants, les institutions, les réseaux sociaux, la télévision, etc. Paul Matthews finit par devenir une curiosité de foire, une sorte de monstre qui n’a pas d’autre choix que de se vendre comme objet, comme curiosité.

L’effroi ressenti devant Paul Matthews fait penser à d’autres craintes sociales : il suffit que l’immigré, le délinquant, le fou, le terroriste, le musulman, le juif, etc., soient stigmatisés comme on dit, deviennent objets de fantasmes, de cauchemars ou d’accusations entretenues par certains mouvements ou forces sociales, et les voici eux aussi transformés en ennemis publics ou boucs émissaires. Qu’ils soient coupables ou innocents n’a aucune importance. La plupart du temps ils sont innocents, comme Paul Matthews, mais cela ne les empêche pas d’être culpabilisés, de devenir porteur de la Faute. Ils font peur, donc ils deviennent objets de haine et de mépris. La Faute n’est pas une faute particulière, c’est la Faute en général, sans autre rapport avec la « réalité » que la trace d’un crime imaginaire. Aucune enquête n’est nécessaire, aucune argumentation, aucune preuve, le jugement est déjà écrit à l’avance, et les publicitaires, les profiteurs2, sont déjà massés autour de la victime. Ils n’ont aucun scrupule car s’il y a un responsable, ce ne peut être que lui. 

En faisant interpréter le rôle de Paul Matthews par Nicolas Cage, le film joue sur une autre mise en abîme. L’acteur n’est pas innocent : autrefois célèbre pour la qualité de ses interprétations3, ruiné par son train du vie, il a massacré sa propre carrière en tournant des navets par appât du gain. Le point commun avec le personnage du film, c’est que sa notoriété n’en souffre pas, au contraire, il est devenu dans les réseaux une sorte de totem. Plus il est moqué, ridiculisé, plus il est célèbre. Plus Paul Matthews est réduit au statut de même, plus il est connu pour autre chose que ce qu’il est. Alors que le film passe constamment du rêve à la réalité, le spectateur passe constamment d’une exploitation de célébrité à une autre, de Nicolas Cage à Paul Matthews. Ce n’est pas sérieux, ça fait rire, c’est une farce mais une farce noire qui montre à quel point il est facile de fabriquer de la culpabilité.

  1. Qu’il soit professeur de « biologie évolutionniste » laisse à penser que l’évolution humaine va dans le sens proposé par le film : des entreprises capables de fabriquer des rêves dans un but commercial. ↩︎
  2. Evidemment français, ils ne peuvent être ni américains, ni norvégiens, la nationalité du réalisateur. ↩︎
  3. Il a joué pour David Lynch (Sailor et Lula), les frères Coen (Arizona Junior), Werner Herzog (Bad Lieutenant), obtenu un Oscar pour Leaving Las Vegas (Mike Figgis, 1995). Dans The Unbearable Weight of Massive Talent (Tom Gormican, 2022), il joue son propre rôle. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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