Belle Épine (Rebecca Zlotowski, 2010)

Se faire orpheline, exposée au danger, pour que s’invente une autre alliance

Prudence Friedman a 17 ans, sa mère vient de mourir. Aucun détail n’est donné sur la cause de cette mort. Le père étant lui aussi absent (parti au Canada), pour des raisons difficiles à restituer1, la jeune fille se retrouve seule à la maison avec sa sœur qui disparaît à son tour, avec son petit ami. Alors que fait-elle ? Elle vit d’abord l’expérience d’abandon comme une libération, puis se met en danger, va à Rungis à l’instigation d’une copine, recherche la compagnie de jeunes gens qui eux aussi se mettent en danger avec leurs motos, fait l’amour avec l’un d’entre eux. Puis elle ne supporte plus leur présence, assiste à la mort d’un des motards, s’enfuit et finalement, en pleurs, rentre chez elle où elle demande pardon au fantôme de sa mère. Si Prudence est orpheline, ce n’est pas seulement à cause de l’effacement de ses parents. Elle est orpheline culturellement, sans rien d’autre pour se repérer que quelques musiques (sa sœur joue du piano, elle écoute la chanson qui a motivé le choix de son prénom). La fuite vers les motards de Rungis est peut-être une façon de dire : je n’ai pas de généalogie, mais je me me rattache quand même à quelque chose. Mais ça ne marche pas. 

La disparition de ses parents n’empêche pas Prudence de participer, avec sa sœur, à la fête de Rosh Hashana2 chez un oncle Cohen. Ce Juif pratiquant a deux enfants : une fille, Sonia, et un fils apparemment homosexuel, Daniel. Ce dernier raconte à Prudence l’histoire vétérotestamentaire d’Abigaïl3. Cette étrange digression pourrait être la clef (ou l’une des clefs) d’interprétation du film. David, pas encore roi, a protégé les terres de Nabal4, un riche propriétaire, pendant la tonte. Il réclame une compensation pour le service rendu – conformément aux coutumes de l’époque, mais Nabal refuse catégoriquement. En grande colère, David décide de se venger, mais Abigaïl, sans prévenir son époux, accueille David à l’entrée de la ville en lui offrant des cadeaux et en le suppliant de ne pas tenir compte de l’offense. Nabal se saoule et meurt – sans aucune explication. Puis David5 prend Abigaïl pour épouse6. Celle-ci disparait du texte biblique – comme si sa fonction était définitivement épuisée. 

Comme Nabal, dans une sorte de folie, Prudence a transgressé les règles usuelles de la famille et de la société auxquelles elle appartient. Comme lui et comme le motard, elle prend des risques inconsidérés. Mais Daniel, qui lui raconte cette histoire, donne l’exemple d’une position ambivalente pleinement assumée. En conflit avec son père en raison de ses choix et de son comportement, il reste attaché à la tradition juive. Il raconte à sa cousine laïque et ignorante un récit tiré de la bible, dans lequel une jeune femme raisonnable, Abigaïl, essaie de sauver son mari fou, Nabal. Elle échoue, mais se réconcilie avec le porteur de l’autorité, David. Commentaire du cousin Daniel : « Qu’est-ce que ça veut dire, ça, pour toi ? Ça veut dire qu’il se rend compte qu’il se trompe sur tous les tableaux tu vois. Tout lui échappe, son fric, sa femme, tout, et ça il supporte pas. Il s’est pas préparé à cette confrontation avec lui, tu vois ? C’est comme s’il se regardait dans un miroir. C’est un cadeau qu’elle lui fait, Abigaïl. C’est une perche qu’elle lui tend. Et tout ça pour qu’il s’assume. Qu’il se mette face à lui, et qu’il assume la fragilité redoutable de son existence. »

À la fin du film, Prudence demande pardon à sa mère dans une sorte de rêve éveillé. Ce moment ne marque pas l’entrée dans un rêve, mais plutôt la sortie. Il aura bien fallu qu’au lieu de la fuite en avant, elle s’invente pour elle-même une sorte de compromis7. Le père et la mère réels ont disparu, mais on peut toujours s’en construire d’autres. En hébreu, le nom Abigaïl signifie : Ma joie est en Dieu, ou Mon père se réjouit, ou encore La joie de mon père. Le père de Prudence lui a dit d’appeler le 15 si elle avait un problème. Qu’est-ce que le 15 ? Pas un numéro de téléphone, mais le lieu inconnu (ni père ni Dieu, mais aussi père et Dieu) où paternité et joie (à moins que ce ne soit divinité et jouissance) pourraient s’allier.

  1. Pas sans rapport, probablement, avec la disparition de sa femme. ↩︎
  2. Le nouvel an Juif. ↩︎
  3. (1 Samuel 25) : 1 Samuel mourut. Tout Israël s’étant assemblé le pleura, et on l’enterra dans sa demeure à Rama. Ce fut alors que David se leva et descendit au désert de Paran.2 Il y avait à Maon un homme fort riche, possédant des biens à Carmel; il avait trois mille brebis et mille chèvres, et il se trouvait à Carmel pour la tonte de ses brebis.3 Le nom de cet homme était Nabal, et sa femme s’appelait Abigaïl; c’était une femme de bon sens et belle de figure, mais l’homme était dur et méchant dans ses actions. Il descendait de Caleb.4 David apprit au désert que Nabal tondait ses brebis.5 Il envoya vers lui dix jeunes gens, auxquels il dit: Montez à Carmel, et allez auprès de Nabal. Vous le saluerez en mon nom,6 et vous lui parlerez ainsi: Pour la vie soit en paix, et que la paix soit avec ta maison et tout ce qui t’appartient!7 Et maintenant, j’ai appris que tu as les tondeurs. Or tes bergers ont été avec nous; nous ne leur avons fait aucun outrage, et rien ne leur a été enlevé pendant tout le temps qu’ils ont été à Carmel.8 Demande-le à tes serviteurs, et ils te le diront. Que ces jeunes gens trouvent donc grâce à tes yeux, puisque nous venons dans un jour de joie. Donne donc, je te prie, à tes serviteurs et à ton fils David ce qui se trouvera sous ta main.9 Lorsque les gens de David furent arrivés, ils répétèrent à Nabal toutes ces paroles, au nom de David. Puis ils se turent.10 Nabal répondit aux serviteurs de David: Qui est David, et qui est le fils d’Ichaï ? Il y a aujourd’hui beaucoup de serviteurs qui s’échappent d’auprès de leurs maîtres.11 Et je prendrais mon pain, mon eau, et mon bétail que j’ai tué pour mes tondeurs, et je les donnerais à des gens qui sont je ne sais d’où?12 Les gens de David rebroussèrent chemin; ils s’en retournèrent, et redirent, à leur arrivée, toutes ces paroles à David.13 Alors David dit à ses gens: Que chacun de vous ceigne son épée! Et ils ceignirent chacun leur épée. David aussi ceignit son épée, et environ quatre cents hommes montèrent à sa suite. Il en resta deux cents près des bagages.14 Un des serviteurs de Nabal vint dire à Abigaïl, femme de Nabal: Voici, David a envoyé du désert des messagers pour saluer notre maître, qui les a rudoyés.15 Et pourtant ces gens ont été très bons pour nous; ils ne nous ont fait aucun outrage, et rien ne nous a été enlevé, tout le temps que nous avons été avec eux lorsque nous étions dans les champs.16 Ils nous ont nuit et jour servi de muraille, tout le temps que nous avons été avec eux, faisant paître les troupeaux.17 Sache maintenant et vois ce que tu as à faire, car la perte de notre maître et de toute sa maison est résolue, et il est si méchant qu’on ose lui parler.18 Abigaïl prit aussitôt deux cents pains, deux outres de vin, cinq pièces de bétail apprêtées, cinq mesures de grain rôti, cent masses de raisins secs, et deux cents de figues sèches. Elle les mit sur des ânes,19 et elle dit à ses serviteurs: Passez devant moi, je vais vous suivre. Elle ne dit rien à Nabal, son mari.20 Montée sur un âne, elle descendit la montagne par un chemin couvert; et voici, David et ses gens descendaient en face d’elle, en sorte qu’elle les rencontra.21 David avait dit: C’est bien en vain que j’ai gardé tout ce que cet homme a dans le désert, et que rien n’a été enlevé de tout ce qu’il possède; il m’a rendu le mal pour le bien.22 Que Dieu traite son serviteur David dans toute sa rigueur, si je laisse subsister jusqu’à la lumière du matin qui que ce soit de tout ce qui appartient à Nabal!23 Lorsque Abigaïl aperçut David, elle descendit rapidement de l’âne, tomba sur sa face en présence de David, et se prosterna contre terre.24 Puis, se jetant à ses pieds, elle dit: A moi la faute, mon seigneur! Permets à ta servante de parler à tes oreilles, et écoute les paroles de ta servante.25 Que mon seigneur ne prenne pas garde à ce méchant homme, à Nabal, car il est comme son nom; Nabal est son nom, et il y a chez lui de la folie. Et moi, ta servante, je n’ai pas vu les gens que mon seigneur a envoyés.26 Maintenant, mon seigneur, aussi vrai que l’Éternel est vivant et que ton âme est vivante, c’est l’Éternel qui t’a empêché de répandre le sang et qui a retenu ta main. Que tes ennemis, que ceux qui veulent du mal à mon seigneur soient comme Nabal !27 Accepte ce présent que ta servante apporte à mon seigneur, et qu’il soit distribué aux gens qui marchent à la suite de mon seigneur.28 Pardonne, je te prie, la faute de ta servante, car l’Éternel fera à mon seigneur une maison stable; pardonne, car mon seigneur soutient les guerres de l’Éternel, et la méchanceté ne se trouvera jamais en toi.29 S’il s’élève quelqu’un qui te poursuive et qui en veuille à ta vie, l’âme de mon seigneur sera liée dans le faisceau des vivants auprès de l’Éternel, ton Dieu, et il lancera du creux de la fronde l’âme de tes ennemis.30 Lorsque l’Éternel aura fait à mon seigneur tout le bien qu’il t’a annoncé, et qu’il t’aura établi chef sur Israël,31 mon seigneur n’aura ni remords ni souffrance de cœur pour avoir répandu le sang inutilement et pour s’être vengé lui-même. Et lorsque l’Éternel aura fait du bien à mon seigneur, souviens-toi de ta servante.32 David dit à Abigaïl: Béni soit l’Éternel, le Dieu d’Israël, qui t’a envoyée aujourd’hui à ma rencontre!33 Béni soit ton bon sens, et bénie sois-tu, toi qui m’as empêché en ce jour de répandre le sang, et qui as retenu ma main!34 Mais l’Éternel, le Dieu d’Israël, qui m’a empêché de te faire du mal, est vivant ! si tu ne t’étais hâtée de venir au-devant de moi, il ne serait resté qui que ce soit à Nabal, d’ici à la lumière du matin.35 Et David prit de la main d’Abigaïl ce qu’elle lui avait apporté, et lui dit : Monte en paix dans ta maison; vois, j’ai écouté ta voix, et je t’ai favorablement accueillie.36 Abigaïl arriva auprès de Nabal. Et voici, il faisait dans sa maison un festin comme un festin de roi; il avait le cœur joyeux, et il était complètement dans l’ivresse. Elle ne lui dit aucune chose, petite ou grande, jusqu’à la lumière du matin.37 Mais le matin, l’ivresse de Nabal s’étant dissipée, sa femme lui raconta ce qui s’était passé. Le cœur de Nabal reçut un coup mortel, et devint comme une pierre.38 Environ dix jours après, l’Éternel frappa Nabal, et il mourut.39 David apprit que Nabal était mort, et il dit : Béni soit l’Éternel, qui a défendu ma cause dans l’outrage que m’a fait Nabal, et qui a empêché son serviteur de faire le mal ! L’Éternel a fait retomber la méchanceté de Nabal sur sa tête. David envoya proposer à Abigaïl de devenir sa femme.40 Les serviteurs de David arrivèrent chez Abigaïl à Carmel, et lui parlèrent ainsi: David nous a envoyés vers toi, afin de te prendre pour sa femme.41 Elle se leva, se prosterna le visage contre terre, et dit : Voici, ta servante sera une esclave pour laver les pieds des serviteurs de mon seigneur.42 Et aussitôt Abigaïl partit, montée sur un âne, et accompagnée de cinq jeunes filles; elle suivit les messagers de David, et elle devint sa femme.43 David avait aussi pris Achinoam de Jizreel, et toutes les deux furent ses femmes.44 Et Saül avait donné sa fille Michal, femme de David, à Palthi de Gallim, fils de Laïsch. 
  4. En hébreu, le nom Nabal signifie « fou ». ↩︎
  5. Appliquant peut-être à sa façon la coutume du Lévirat. ↩︎
  6. La source la plus autorisée pour les femmes de David est (1 Chroniques 3), qui répertorie les descendants de David sur 30 générations. Cette source nomme sept épouses : Ahinoam, Abigaïl, Maachah la fille du roi Talmai de Gueshur, Haggith, Abital, Eglah, Bath-shua (Bethsabée). Dans cette liste, Abigaïl est la seconde épouse de David. Mais si l’on ajoute Michal, fille du roi Saul, mentionnée dans (2 Samuel 6 :23), voire sa sœur Merab (seconde fille du roi Saul), la liste pourrait s’allonger et Abigaïl n’être que la troisième ou quatrième épouse. ↩︎
  7. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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