In my room (Ulrich Köhler, 2018)

Pour ouvrir un autre monde, à venir, il ne faut pas reproduire ce monde-ci

Quelque chose fait qu’Armin1 a été exclu de la fin du monde. Tous les humains ont disparu d’un seul coup, tous, corps et âmes, sauf les morts, puisque le cadavre de sa grand-mère est resté sur le lit2. C’est arrivé après la mort de celle-ci. Il a laissé son père en pleurs. C’était la nuit, il ne supportait ni la compagne de son père divorcé ni le groupe de chanteuses auquel appartenait sa mère. Il a fui, est reparti dans la nuit. Il a pleuré, lui aussi, s’est soûlé, puis il s’est endormi dans la voiture. Quand il s’est réveillé le lendemain, il n’y avait plus personne. Boutiques vides, motos abandonnées, routes désertes, véhicules sans conducteurs, bateau en dérive, camionnettes aux portes ouvertes. Il est revenu chez son père, l’a vainement appelé, a enfoncé la porte, n’a trouvé aucun humain vivant. Un chien bougeait encore, mais il refusait de mettre les pattes dehors. Il n’y avait plus d’électricité, ni de réseau pour le téléphone, mais il restait un corps, un cadavre, celui de sa grand-mère, la personne à laquelle il était le plus attaché. Avec elle, un monde s’était, littéralement, évanoui ou évaporé3

Pourquoi lui, seulement lui ? Était-il déjà, ce loser, ce cameraman raté, ce célibataire sans séduction, à l’écart du monde ? Tous les êtres normaux avaient disparu, et aussi tous les instruments de la vie courante, usuelle. Lui n’était pas tout à fait normal, il était payé pour filmer mais n’était pas vraiment impliqué dans ce qu’il filmait, il vivait comme un adolescent, sans enfants ni projet. Et tout d’un coup, sans prévenir, ce monde qu’il rejetait et qui le rejetait s’est évanoui. Alors il a dormi (encore), il a retiré ses vêtements. Pour mettre définitivement fin au monde ancien, il devait se purifier, mettre le feu au cadavre de sa grand-mère (autre purification4), sans rien épargner, même pas la maison de son père. Il s’est débarrassé de sa voiture, a franchi une barrière5, s’est emparé d’une Lamborghini de la police plus jouissive que la sienne. Il a roulé à toute allure dans les rues vides comme s’il n’était pas dans le monde réel, mais dans un jeu vidéo. Il a libéré des chevaux (toujours vivants). À ce moment-là, il semblait heureux, plus heureux qu’il ne l’a jamais été. Ce qui était arrivé devait arriver, il n’avait pas besoin d’explications.

Et le voici qui s’installe dans une ferme, avec sa chèvre, ses poules et son cheval. Et le voici qui rétablit l’électricité en restaurant l’usage d’un moulin à eau, réussit à faire fonctionner un ordinateur. Et le voici qui coud ses vêtements, qui restaure l’eau courante dans la cuisine et les WC, et le voici qui reconstitue un autre monde du chez soi6, un monde plus écologique7 mais ressemblant tout de même à celui qu’il méprisait. Et voici que, sans prévenir, une jeune femme fait irruption. Elle s’appelle Kirsi8 et n’a, dit-elle, rencontré aucun autre humain que lui depuis la catastrophe. L’étape suivante de sa métamorphose est le moment où il en arrive à croire que cette femme, avec laquelle il fait l’amour, c’est sa femme, et qu’elle pourrait lui donner des enfants, ses enfants. Il vivait comme il le pouvait, étranger à la normalité de l’ancien monde, mais dans le nouveau monde où il vit comme il le décide, il se croit souverain, sans se rendre compte que la loi qu’il instaure ressemble à l’ancienne. Mais Kirsi n’est pas d’accord. Elle n’est pas spécialement tentée par la vie solitaire dans une ferme new Age. Lorsqu’elle se rend compte qu’Armin a omis de protéger un rapport sexuel, elle décide de s’en aller. Elle ne veut pas d’enfant, en tout cas pas dans ces circonstances, pas avec lui. Peut-être ailleurs, dans un autre contexte (puisqu’au moment où elle part, rien n’indique qu’elle ne soit pas déjà enceinte), mais pas dans celui-là, pas dans le monde que construit Armin qui déguise à peine l’ancien monde9Pourquoi fais-tu ça ? lui demande-t-elle alors qu’il rétablit l’électricité dans la maison. Il répond : Je veux être indépendant. Quel sens ça a, l’indépendance, dans un monde de solitude ? Indépendant de quoi ? Cela prouve seulement qu’il est pris dans une logique de stabilité, de continuité. Avec sa ferme, ses animaux domestiques, son fusil, son moulin à eau, il ne fait que re-jouer une Robinsonade anachronique. Pourquoi restes-tu là ? Lui demande-t-elle. C’est d’ici que je suis. Armin reste attaché à son lieu – le lieu d’une origine et d’une généalogie possibles. Il est incapable d’imaginer un avenir qui soit autre chose qu’un retour vers un monde mélangé, hybride, un compromis bizarre entre son existence abandonnée et l’enfance tout aussi abandonnée de sa grand-mère.

Mais Kirsi est passée par là, et ce passage, aussi transitoire soit-il, change le statut du film. Elle n’est pas un·e Vendredi – ou si elle l’est, c’est celle d’un Daniel Defoe du 21ème siècle, un Daniel Defoe postmoderne qui aurait perdu toute confiance en sa patrie d’origine. Représentante de l’altérité, de l’autre sexe, de l’autre en général, elle refuse de revenir en arrière, de rejouer le passé. Par ce simple refus, elle porte une promesse indéterminée. À la fin du film, juste avant de monter dans son camion, sa dernière phrase est : « Merci de m’avoir laissée partir », et quand il dit : « Je viens aussi », elle répond : « Non ». Ce non n’est pas une clôture, c’est une ouverture. C’est lui qui, dans le dernier plan-séquence, reste seul dans sa ferme, parmi ses animaux.

  1. Interprété par Hans Löw, ancien joueur de handball. ↩︎
  2. Pour qu’elle fasse bonne figure, le père et le fils lui ont replacé son dentier dans sa bouche- geste d’amour. ↩︎
  3. Le réalisateur Ulrich Köhler raconte que lui-même a accompagné sa grand-mère vers la mort avec son père médecin. Il est resté enfermé à l’hôpital pendant sept jours, sans contact avec l’extérieur. ↩︎
  4. Un geste qui, peut-être, a transformé une catastrophe en bénédiction. ↩︎
  5. Il s’agit d’une barrière d’autoroute, et néanmoins d’un franchissement symbolique. Le film a été tourné dans le nord de l’Allemagne. ↩︎
  6. Le titre du film, In my room, est inspiré d’une chanson des Beach Boys qui n’a pas été intégrée dans le film. ↩︎
  7. Il refuse d’utiliser la voiture et préfère se déplacer à cheval – sans raison particulière ↩︎
  8. L’actrice Elena Radonicich est italienne, leur langue commune est l’anglais. ↩︎
  9. L’enfant d’Armin, s’il en est, grandira ailleurs. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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