Stalker (Andreï Tarkovski, 1979)

« Viens! » dit le lieu sans vérité, sans contenu, qui en appelle aux croyances, aux mouvements, sans les déterminer (Khôra)

Résumé

En 1972, les frères Strougatski, deux auteurs de science-fiction très populaires en URSS, publient un feuilleton sous le titre Pique-nique au bord du chemin. Des extraterrestres auraient fait halte sur la Terre, sans se soucier de la civilisation humaine, en laissant des empreintes et des déchets dont le sens échappe à la population. Des hommes font la contrebande de ces objets dont ils ne connaissent pas la signification, tandis que se développe la mythologie d’une boule d’or qui, au centre de la Zone, exaucerait les désirs. Andreï Tarkovski reprend l’idée de cette Zone bouclée par les autorités, dont personne ne connaît la nature, et dans laquelle il est interdit de pénétrer. Pour y accéder, il faut traverser, au péril de sa vie, un cordon militaire. Au cœur de la Zone se trouve une Chambre où pourrait être exaucé le vœu le plus cher de celui qui y pénètre, mais rares sont ceux qui y parviennent (s’il y en a). Il faut avoir le cœur pur, et la plupart meurent en chemin. Un homme, le Stalker, se borne à accompagner les visiteurs jusqu’au seuil de la Chambre, tandis que lui-même n’a pas le droit d’y pénétrer1.

La Zone présente plusieurs aspects. Après le bar, les bâtiments-frontières et les grillages qui précèdent l’entrée, filmés en noir et blanc, on arrive dans une campagne verdoyante filmée en couleurs. Bien qu’il semble heureux d’être là, le Stalker met en garde les visiteurs qu’il accompagne (le Professeur et l’Écrivain) contre les dangers imprévisibles de la Zone – des dangers qui, dans le film, ne se concrétiseront jamais. Plus les trois hommes avancent, plus les indices de danger apparaissent : carcasses de véhicules militaires, verre brisé2, changements impromptus de météo, ossements, le tout étant accompagné d’une musique électronique à la tonalité mi-planante mi-lugubre, tunnel obscur, voix venue de nulle part. Deux éléments perceptifs sont dominants : d’abord l’omniprésence de l’eau sale, marécageuse, bourbeuse, sous laquelle on ne sait jamais ce qui se trame ; ensuite les sons qui suivent chaque pas du périple des trois voyageurs : d’abord le vent – ou la musique électronique – qui annonce la Zone, ensuite les gouttes d’eau qui tombent, le verre brisé écrasé par les chaussures. Tous ces bruits contribuent à l’impression de malaise du film.

Le Professeur et l’Ecrivain ignorent que la zone suit ses propres règles, dont seul le Stalker peut comprendre le sens. Ces règles les contraignent à révéler leur personnalité, leurs intentions. Arrivés au seuil de la Chambre, ils sont confrontés à une ultime crise : le Professeur prétend vouloir détruire la Zone par crainte qu’elle ne tombe en de mauvaises mains, une motivation honorable qui cache un désir de vengeance personnelle ; l’Écrivain, dans son désir de retrouver une gloire perdue et n’ayant plus confiance en lui-même, finit par s’identifier au sacrifice du Christ.

Le Stalker ne peut pas ne pas aller dans la Zone. Au début, il est anxieux, mais son état d’esprit change dans la partie verdoyante. Il devient presque joyeux, heureux d’être là, de sentir l’herbe sous ses paumes. C’est comme s’il se retrouvait en terrain connu. Dès que l’Écrivain veut s’écarter du chemin prescrit, son angoisse revient. On découvre un homme pour qui la foi en la Chambre est essentielle. Sans cette foi, la vie n’aurait pas de sens. À la fin du film, cette perte de sens le mène à la lassitude et au désespoir. Quand il raconte son expérience à sa femme, il semble désespéré. On ne sait s’il est naïf, ou s’il est une sorte de mage, de possédé, de prophète, quelqu’un qui aurait accès à ce que l’homme ne saurait voir, mais qui doit s’arrêter au seuil de la vision. Le film se termine sur le retour du Stalker dans sa famille. Il retrouve sa femme et sa fille, dont le nom est traduit en français par le mot Ouistiti. Handicapée comme tous les enfants de Stalkers, Ouistiti a des pouvoirs magiques. Le film se termine sur son visage, au moment où, par la pensée, elle fait bouger des objets sur une table.

C’est un film qui donne envie d’interpréter, « une machine suffisamment infernale pour n’exclure a priori aucune interprétation » (Serge Daney). Il fait parler, comme tout film qui cultive le mystère, et l’on est tenté de prendre la suite de ces nombreux commentateurs. Comment faire autrement? Faudrait-il pénétrer, soi-même, dans cette Chambre interdite? Ou faut-il s’arrêter au seuil, comme dans le texte de Kafka, Devant la loi, dont on ignore s’il a ou non inspiré Tarkovski ou les auteurs du scénario, les frères Arcadi et Boris Strougatski ? Toute interprétation risque d’être contaminée par le syndrome de la Zone, ce lieu où aucun trajet ne peut se stabiliser, où même en revenant sur ses pas, on ne retrouve pas son point de départ. Tout commentateur est assigné à la position du Stalker qui marche toujours le dernier, gardant sous son regard les autres qui ouvrent la voie. Tout ce qu’il peut faire, c’est multiplier les recommandations, qui sont rarement suivies. C’est un guide qui ne guide pas, un protecteur qui ne protège pas (ni sa famille, ni ses clients), un spécialiste qui ne sait pas de quoi il parle. Dans cette identification au Stalker, le commentateur avance à pas de loup, il est à l’affût, comme le chien qu’on voit de temps en temps passer (ou hurler) dans le film. Quasi-animal, quasi-fragment minéral de la Zone, il se laisse déporter aux marges de l’humain. La Zone se présente toujours à lui autant comme une figure de l’extériorité que comme une figure de l’intériorité. Magique, monstrueuse, séduisante, dangereuse, menaçante, elle est porteuse d’infection, de maladie, de toute la pollution de la région de Talinn. S’ils survivent, ceux qui l’ont parcourue ont de fortes chances de mourir d’un cancer3.

Par les procédés utilisés : caméra subjective, regards frontaux des acteurs, passages inopinés, illogiques, du champ au hors-champ et vice-versa, le spectateur est attiré dans l’image, appelé par la Zone. En boucle, le film commence par un tremblement (le passage du train qui fait trembler la carafe) et finit par un autre tremblement : Ouistiti qui déstabilise les verres, elle les fait glisser par la pensée avant de les faire tomber par terre. Dans la première scène du film, elle est endormie entre ses parents, tandis que dans la dernière scène, elle est éveillée et laisse aller son visage sur la table. Pendant qu’elle accomplit cet acte, on entend un bruit de train, comme si elle se trouvait elle-même sur le wagonnet qui va vers la Zone. La petite fille commande au son de l’hymne à la joie, et l’on ne peut pas faire autrement que de se laisser entraîner.

Implication du spectateur.

J’aime la lenteur du film (chaque plan dure en moyenne 70 secondes contre 2 secondes pour un film hollywoodien). Je trouve ma place dans ces longs plans-séquences, ces travelings, dans cette succession aléatoire d’objets abîmés, érodés, dans cet espace-temps sans espace ni temps où, comme l’explique Tarkovski, l’image est « aussi incompréhensible que la vie elle-même » et le temps n’a plus « aucune fonction de sélection ou d’organisation dramatique ». Je ne suis ni un touriste, ni un spectateur, mais le quatrième occupant de la draisine. Figure non vue parmi ces têtes, ces visages en gros plan, vus de derrière ou de profil, je m’arrête avec eux quand le rythme des roues se transforme en fracas et surgit la couleur. Nous contemplons le paysage. « Nous voilà chez nous », dit le Stalker. L’endroit le plus silencieux du monde. C’est beau (pas d’oiseaux, pas de bruit, pas de vent, pas d’odeur de fleurs mais une puanteur de marécage qui caresse mes narines, sans les toucher). Moment de plaisir, de calme absolu, jusqu’à ce que le chien hurle. Le Stalker va se ressourcer, ou prier, près d’une maison abandonnée. Il se couche par terre, comme si l’énergie de cette terre se transmettait directement à lui. Je partage sa prière, je crois comme lui en une résurrection.

Je sais que c’est du cinéma, mais je crois en la Zone. Elle me dit Viens !, et je viens. Elle demande du respect, et je la respecte. Elle exige du désir, et elle exige que ce désir reste secret, et comment ne la suivrais-je pas ? Mon désir n’est plus en moi, il est ailleurs, dans l’énigme du film qu’aucun savoir ne peut résoudre. Quel privilège de pouvoir mettre à l’épreuve sa confiance en regardant avec des yeux d’aveugle ! Il arrive un certain moment où je renonce à trouver la clef. La Zone ne se compare à rien, elle est singulière, elle est pure singularité. Elle en appelle à la singularité, et rejette sans pitié ceux qui se réfugient dans les généralités. Quand le Stalker dit : « le plus important, puissent-ils croire en eux-mêmes », il prend au sérieux chaque visiteur, un par un, et aussi chaque objet, chaque détail. Tout est unique dans la Zone, chaque bout de métal, chaque seringue, chaque brin d’herbe, chaque feuille de calendrier (dans l’une des feuilles flottant entre deux eaux, on peut voir annoncée la date du décès du cinéaste), chaque image (y compris celle du Polyptyque de l’Agneau Mystique des Frères Van Eyck, ou celle du registre supérieur de la Cathédrale Saint-Bavon de Gand – irremplaçables), chaque lampe rouillée, chaque caillou, chaque fil de fer barbelé, chaque vestige, chaque détritus. Ce sont des traces, des détails qui ne font pas sens et que personne ne peut s’approprier. La caméra de Stalker est le plus souvent tournée vers le sol (il n’y a que cinq plans qui montrent le ciel), un sol incertain, liquide, instable. Sous la boue, sous la pluie, il n’y a pas de Sauveur.

Viens ! dit la Zone. Ce n’est pas elle qui viendra vers toi, c’est toi qui l’appelle en marchant (en croyant). Il n’y a pas de guide, il n’y a que des pas.

Indétermination.

Le film se passe à une époque indéterminée, dans un lieu lui-même indéterminé, en mutation permanente qui passe par le vent, la pluie, l’air, la boue omniprésente, les habitations abandonnées, les carcasses militaires à demi recouvertes par la végétation, et aussi les effets de cadrage : même les plans les plus statiques semblent en mouvement. La Zone respire, elle palpite de manière subliminale. Elle est aussi labyrinthique que le film. Le paysage n’a ni limite, ni horizon, ni nord. Le chemin le plus droit n’est pas nécessairement le plus court. Aller tout droit est dangereux, et même mortel. Il est impossible de revenir en arrière dit le Stalker. Le professeur désobéit, il fait marche arrière, mais ses compagnons le retrouvent en avançant dans une autre direction. La perspective est étrange, déformée, elle forme des boucles paradoxales à la Hofstadter. Selon le Stalker, la Zone est remplie de pièges toujours différents, tous mortels. Tout est contaminé par l’indétermination. 

Que se passe-t-il ? Presque rien, juste des paroles. Dans cet espace mental, on parle beaucoup, on est traversé par des poèmes (ce sont des poèmes écrits par le père de Andreï, Arseni Tarkovski), les frontières tendent à se brouiller (abstrait / concret, rêve / réalité, mental / physique, temps / espace, sensé / insensé, espoir / désespoir, rationnel / irrationnel, eau / feu, etc.). Tout est normal, mais c’est une normalité mystérieuse, instable, où la substance pensante est aussi liquide que de l’eau. D’ailleurs la Zone existe-t-elle, ou est-elle une invention du Stalker? Comme dans tout mes films, la Zone ne symbolise rien. La Zone, c’est la Zone écrit Tarkovski dans Le temps scellé(p182)

Au début du film, le monde humain (réel) est filmé en une sorte de noir et blanc ambigu, un peu sépia, tandis que la Zone (irréelle ou surréelle) est filmée en couleurs. La couleur évoque le monde psychique du Stalker, sa magie, sa poésie, son imagination, tandis que le noir et blanc évoque son habitation, sa famille, ses tristes conditions de vie. Mais vers la fin, la distinction s’obscurcit. Les couleurs semblent contaminer le monde extérieur. Le long plan avec Ouistiti sur le dos du Stalker est en couleurs, comme si tous deux se trouvaient encore dans la Zone, où comme si l’impossible venait contaminer le possible. De quel côté est la prison, et de quel côté la liberté? S’il est question de goulag, où est-il ? Lequel est la prison de l’autre? La Zone est-elle entourée par le désastre, ou est-elle elle-même un désastre, le désastre comme tel ? Tout est fait pour nous laisser dans l’incertitude.

Exception. 

C’est une Zone d’exclusion, et aussi d’exception, mais c’est une Zone souveraine. L’exclusion n’est pas décidée de l’extérieur, elle n’est pas exigée ou commandée par une loi, elle vient d’elle, c’est une auto-exclusion. L’armée, qui l’interdit et la protège, ne fait qu’obéir. On ne peut expliquer son existence que par des événements ou des phénomènes anormaux : accident nucléaire, chute d’une météorite, venue d’extraterrestres. On mentionne ces événements par acquis de conscience, pour jouer le jeu de l’explication, mais on sait que ça ne colle pas. Il est arrivé autre chose qui ne relève ni de l’invasion, ni de la science, ni du social, ni du politique, ni même de l’humain, quelque chose dont on ne sait rien, qu’on ne peut pas nommer. Cette chose indescriptible ne se traduit pas par un dysfonctionnement, mais par une dystopie plus grave, plus radicale : ce sont les lois de la nature qui sont affectées, les lois physiques et aussi celles du logos. On ne sait jamais à l’avance quelle règle va prévaloir. Toute intuition peut être contredite, toute croyance peut chuter dans l’invraisemblable ou l’incroyable. On ne peut avoir confiance en aucun mécanisme, aucune logique, aucune vérité. Le proche rejoint le lointain, le chemin balisé rejoint le confus. L’Écrivain, qui ne croit pas aux règles du Stalker, est pourtant forcé d’obtempérer. Il n’est pas convaincu par des arguments, mais par la Zone elle-même. Le Stalker croit dans le pouvoir de la Zone qu’il prend pour un lieu merveilleux, alors qu’elle n’a rien de merveilleux; il croit en une présence occulte, mais celle-ci ne se présente jamais. C’est une question de foi, et la foi n’a pas besoin d’être confirmée. Elle n’est jamais contredite.

La Zone est comme un trou noir. On y a envoyé des troupes, et personne n’est revenu. Puis des gens sont venus voir, et ils ont disparu. On a mis des barbelés. C’est alors que la légende selon laquelle tous les vœux y étaient exaucés s’est répandue. On a déclaré le territoire interdit, on l’a bouclé à quatre tours. Que s’est-il passé? On n’en sait rien. Le professeur n’en pense rien : « ça pouvait être tout ce qu’on voudra ». « Dans la Zone il n’y a personne, il est impossible qu’il y ait quelqu’un » dit le Stalker. 

Animalité, anonymat.

Le Stalker n’apporte rien avec lui. Il sait que ça ne sert à rien, alors que l’Ecrivain transporte un sac en plastique et le Professeur un sac à dos. Tous deux dissimulent des armes : un pistolet pour l’Écrivain (en plus de ses cigarettes et de son alcool), une bombe pour le professeur (en plus des sandwiches et de la bouteille thermos). Faute d’ennemis suffisamment identifiés, ils finiront tous deux par se débarrasser de leurs armes. Le Stalker, quant à lui, n’a pas d’ennemi, et pas d’ami non plus.

Il n’y a pas que trois personnages, il y a aussi la femme du Stalker, sa fille, le serveur du bar, l’amie de l’Ecrivain qui aurait voulu aller dans la Zone avec lui (mais ce n’est pas pour les femmes, alors elle part avec son chapeau), et les militaires qui gardent l’entrée. Il y a aussi la voix off du Stalker. Le Stalker peut parler dans le champ ou hors-champ. Qui est-il quand il est hors-champ? Il y a aussi la voix-off de la femme du Stalker qui lit un passage de l’Apocalypse de Jean (le tremblement de terre après le sixième sceau) pendant que le Stalker dort, et un personnage nommé Porc-Epic (pseudonyme animal, comme Ouistiti). Il serait allé jusqu’à la Chambre, mais après avoir vu ses vœux exaucés, il se serait suicidé, pendu. Rien ne prouve que cette histoire ne soit pas une légende, même quand le Stalker récite des poèmes de Porc-Epic, dont il dit que c’est son maître. Et il y a en outre la voix-off de Ouistiti, qui lit un poème avant de laisser son esprit accomplir quelques actes magiques. 

Tous les personnages qui entrent dans la Zone sont désignés par des pseudonymes. On ne connaîtra jamais leur véritable nom (pas plus que celui de la femme du Stalker) – et quand le Stalker récite un texte de l’Evangile de Luc (le Christ sur la route d’Emmaüs), il ne prononce aucun nom propre (ni lieu, ni personne). Il faut que la Zone reste absolument anonyme. Par contraste, ceux qui n’y entrent pas sont nommés : le cafetier (Lüguer – en allemand, Lügner veut dire menteur), la fille du Stalker (Ouistiti), et aussi Porc-epic (un pseudonyme, semi-anonyme, pour celui qui est entré sans véritablement entrer). Deux noms d’animaux qui s’ajoutent aux autres animaux montrés dans le film : un chien, des poissons, un oiseau. Petit détail : les surnoms donnés par l’Ecrivain au Stalker sont aussi des noms d’animaux (ou de sauvage) : Œil-de-Lynx, Geronimo, Serpent rusé, Grand Serpent.

Secret

Il faut respecter la Zone, ne pas la toucher n’importe comment. L’Écrivain ou le Professeur voudraient la désacraliser, mais ça ne marche pas. Il suffit qu’un humain paraisse pour qu’elle se mette en branle, qu’elle suggère un passage qui ne s’ouvre que s’il a de l’espoir. Pour les personnes désespérées, le passage est impossible. « Tout ce qui a lieu ici ne dépend que de nous, la Zone n’y est pour rien » dit le Stalker. Mais qu’en sait-il? Comment pourrait-il savoir ce qui se passe quand il n’est pas là? Il en est réduit à jeter des écrous enrubannés, qui ne lui apportent aucune information. Cet homme ordinaire, déclassé, rejeté, lui-même exclu, ne trouve dans la Zone qu’une désorientation dont il espère et craint les effets.

Au seuil de la Chambre, la civilisation semble revenir. Il y a du téléphone, de l’électricité, et même un somnifère. Ils discutent, ils s’engueulent, ils se battent. De ce combat dépend le sort de la Chambre. Qui passera le premier? Ils ne peuvent pas se mettre d’accord. L’instant le plus important de leur vie, le plus sincère, c’est celui où ils s’arrêtent devant le seuil. La Chambre n’accepte que ceux qui n’ont plus rien, mais ils sont trop déterminés, ils se heurtent à l’impossible. Aller dans la Chambre, ce serait déverser ses ordures sur le pas de la porte. Même le Stalker, qui prétend qu’on lui a tout pris, protège encore quelque chose : la Zone elle-même, son bonheur, sa liberté. Un Stalker ne peut ni entrer dans la Chambre, ni entrer dans la Zone dans un but mercantile. C’est ce qu’a fait Porc-Epic, qui en est mort (il a laissé périr son frère pour se faire de l’argent). Accomplir son vœu le plus cher (sa nature la plus profonde, un aspect de son moi dont on n’a aucune idée), ce peut être quelque chose de dangereux, quelque chose qui tue.

Ils passent très près de la mort, ils l’acceptent, comme si ça n’avait pas d’importance. Ils marchent dans l’eau, ils se mouillent, se trempent, comme si ça n’avait aucun impact sur eux (mais peu de temps après, dans le film, leurs vêtements sont secs). Ce n’est pas du courage, c’est une sorte de résignation, d’indifférence. Le froid ne les atteint pas.

Foi.

Il n’est pas certain que la Zone soit une réalité. L’essentiel, c’est d’y croire! dit le Stalker. Elle n’est qu’un acte de foi, et se ferme à ceux qui n’y croient pas. Ils ne croient en rien, leur organe de la foi s’est atrophié dit-il à sa femme dans la pièce où ils vivent, pleine de livres. Puis : D’où viennent-ils? Puis : Ils ont les yeux vides. Puis : Ils ne pensent qu’à une chose, se faire valoir. Puis : La vie n’est donnée qu’une fois. Des comme ça peuvent-ils croire en quelque chose ? Puis : Et personne n’y croit, pas rien que ces deux-là, personne. Qui vais-je conduire maintenant ? Puis : Le plus effrayant, c’est que personne n’en a besoin. Personne n’a besoin de la Chambre. Tous mes efforts ne servent à rien! Puis : Je n’y mets plus le pied, avec personne. Alors elle se propose, elle propose de l’accompagner, Ce n’est pas possible répond-il. Pourquoi? Non, non. Imagine un instant que toi aussi, tu ne réussisses pas ? Une femme, une fille, serait mieux armée pour réussir – mais apparemment il n’en faut pas. La Zone est étrangère aux femmes, à moins que ce soit l’inverse : elle est si féminine que les femmes n’y trouveraient rien. 

Viens!

Le Stalker porte sa fille sur son dos. Comme tous les enfants de stalkers, c’est une mutante handicapée qui serait née sans jambes (en réalité, dans le film, elle a des jambes, elles les bouge, mais elle ne peut pas marcher sans béquilles). La relation entre Ouistiti et la Zone est incertaine. Elle lit des livres, prononce en off un poème de Fiodor Tiouttchev4. Elle arrive à faire bouger des objets par sa seule pensée (une faculté que possède aussi la Zone). Tout se passe comme si Ouistiti prolongeait la Zone dans le monde des vivants – ou comme si elle héritait dans son corps des croyances de son père (inutile d’avoir des jambes pour bouger ou faire bouger). Le film se termine par une scène de pluie – comme s’il fallait tout laver. Un baptême, une renaissance. Ils nous regardent depuis un espace qui ressemble à une scène de théâtre – inversion de la perspective, comme dans Solaris. On entend le bruit du train (le même bruit qu’au début du film). Puis retour au sépia. La femme du Stalker vient le chercher dans la salle de café. Quand elle arrive, c’est comme si nous arrivions nous-mêmes. Le Stalker nous a ramenés avec lui, comme il a ramené le chien. 

A la fin, la femme du Stalker (la seule crédible) prend la parole. En contraste avec la scène du début où elle se roulait par terre de colère et de désespoir, elle s’adresse à nous pour le défendre : « C’est une âme innocente ». Je savais qu’il était un condamné, dit-elle, je savais quel genre d’enfant j’allais avoir. Mais je n’y pouvais rien. Je préférais cela à une existence grise et ennuyeuse. Il a dit « Viens avec moi », je suis allée avec lui et je n’ai jamais regretté, jamais. Contrairement aux deux visiteurs qui sont restés enfermés dans leur monde, elle a répondu à son Viens! A sa manière, sans y entrer, elle n’a jamais cessé de vivre dans la Zone (c’est la raison pour laquelle, peut-être, les femmes n’y vont pas). Elle a eu de l’angoisse et de la honte, mais pas de regrets.

Citations

« J’ai essayé, de manière encore plus conséquente, de faire comprendre au spectateur que le cinéma, en tant qu’instrument de l’art, possède, autant que la littérature, des possibilités qui lui sont propres. J’ai voulu lui démontrer la capacité du cinéma à observer la vie, sans ingérence évidente ou grossière dans son écoulement. Car c’est là que réside, à mon avis, la véritable essence poétique du cinéma » (Andreï Tarkovski, Le temps scellé, p179).

« Malgré le fait qu’en apparence les héros subissent, semble-t-il, un fiasco, chacun d’eux retrouve en vérité quelque chose d’infiniment précieux : la foi! Le sentiment que l’on possède l’essentiel à l’intérieur de soi-même. Cette part essentiel qui vit dans chaque homme » (Andreï Tarkovski, Le temps scellé, p182).

  1. Une décennie après la réalisation du film, quand le réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl est entré en fusion (26 avril 1986), on a nommé Stalkers les hommes chargés d’éteindre l’incendie, et Zone le périmètre radioactif interdit.  ↩︎
  2. La ruine accompagne le film de bout en bout, du domicile du Stalker au café où il retrouve ses clients, à la Zone, aux bâtiments traversés, aux véhicules militaires détruits, aux conditions pratiques du tournage. Commencé en 1976 à Talinn (Estonie), continué en 1977 dans le nord du Tadjikistan, il a été interrompu par un tremblement de terre à Izfara (Ouzbekistan), puis repris à Tallinn. Ensuite la pellicule a été détériorée lors du développement par Mosfilm. Il a fallu recommencer la moitié du film. ↩︎
  3. Anatoli Solonitsyne qui jouait l’écrivain, est mort d’un cancer du poumon en 1982. C’est aussi le cas d’Andreï Tarkovski lui-même, en 1986, à l’âge de 54 ans, et de Larissa Tarkovskaïa, son épouse, en 1998 à Paris. ↩︎
  4. Qui sera repris par la chanteuse Björk. ↩︎
Vues : 34

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *