Les Colons (Felipe Gálvez-Haberle, 2023)

Pour légitimer la nation chilienne, il aura fallu le témoignage d’un métis sur l’extermination des Indiens, avant qu’il ne soit effacé lui aussi

Le film raconte l’histoire d’un métis, Segundo, Mapuche par sa mère et Espagnol par son père, qui travaille pour José Menendez, un propriétaire terrien1, à l’époque de la privatisation des terres du sud du Chili (Patagonie ou Terre de Feu), à la fin du XIXème siècle2. La population autochtone des Selk’nam, appelés Onas par les blancs, s’opposait à cette privatisation en détruisant les clôtures et s’emparant des bêtes. La répression a été terrible : une guerre d’extermination qui a fait quasiment disparaître cette population3. Le film montre la traversée de la Cordillère des Andes, en 1901, par Segundo aux côtés de son contremaître anglais, le lieutenant Alexandre MacLennan4, et d’un cowboy venant du Texas, Bill. Menendez, qui habitait le plus souvent à Punta Arenas où il a construit un port et de nombreux bâtiments, possédait une immense quantité de terres des deux côtés de la frontière, et voulait ouvrir une voie pour exporter ses produits vers l’Atlantique. Dans le récit, Segundo est impliqué dans les massacres organisés par MacLennan. Tout tourne autour de son regard. Tireur d’élite, il est terrifié, fasciné, horrifié, dégoûté, mais il ne réagit pas. Il finit par s’enfuir et s’installer à l’écart comme pécheur, dans l’île de Chiloé5, avec Rosa alias Kiepja, une femme indienne rencontrée pendant son périple. Rosa change de nom en s’installant avec Segundo, mais elle est incapable de faire semblant de boire une tasse de maté dans un service à thé comme le représentant de l’État, Vicuña, le lui demande pour les besoins d’un film. À la fois blanc et indien, Segundo est contraint de vivre dans l’ambiguïté, et accepte jusqu’au bout, malgré ses réserves, de collaborer avec les institutions locales. Du point de vue de Vicuña qui cherche à normaliser la situation, il est le témoin idéal, sincère mais sans revendication ni désir de vengeance. En dénonçant formellement les criminels, l’autorité légitime définitivement l’expropriation des Indiens et fait en sorte que le « développement » de la région puisse continuer. En laissant aux propriétaires la possession des terres, l’exploitation, la richesse, on donne la priorité à l' »État de droit » de la République du Chili. Il est remarquable que cette politique soit encore la règle aujourd’hui. En septembre 2022, une nouvelle constitution qui reconnaissait les droits des Indiens sur la terre a été rejetée par 55, 75% des Chiliens. Elle n’efface pas le comportement de Pinochet qui, lui aussi, exterminait l’opposition, tentait de faire oublier la violence, les atrocités, les trahisons et les mensonges étatiques.

On peut interpréter tous les épisodes de ce film sous l’angle du témoignage, sa complexité et ses ambiguïtés. Un témoin, par définition, ne peut témoigner que de ce qu’il a vu, de ses propres yeux. C’est le cas du personnage nommé Segundo dont le regard apparaît dès le premier plan du film et ne quitte pratiquement jamais l’écran. Nous voyons ce qu’il voit, nous devenons à travers lui les témoins de la tragédie des peuples du Sud. Pour que Segundo puisse occuper cette place tout au long du film, pour qu’il puisse assister à toutes les exactions, il aura fallu que son regard ait été à la fois extérieur (il assiste à ces événements du dehors) et intérieur (il en est partie prenante). Les auteurs du film n’ont pas pu faire autrement que de choisir un métis. Segundo est sans cesse rabaissé, humilié. Dans ce monde de Blancs, on le force à rester le regard de l’Indien. Le guerrier masqué qui, un court moment, lui apparaît en songe ne le quitte jamais. Sa femme Kiedja, qui a été elle aussi témoin des massacres, l’ancre du côté des victimes. Alors qu’il continue, malgré tout, à jouer le jeu de l’État chilien, elle reste muette mais regarde Vicuña droit dans les yeux, avant de nous regarder nous, dans un long regard-caméra. Il faut la présence de sa femme pour que Segundo ait le courage de raconter les massacres auxquels il a participé. Le récit est si cru que l’émissaire de l’État ne peut pas le conserver tel quel. À la place, il tourne un autre film, un film dans le film plus consensuel, qui raconte l’intégration des Indiens et le roman national. Nul ne peut témoigner pour le témoin, dit Paul Celan. 

Fin 1895, un procès a eu lieu autour du massacre des Selk’nam. Malgré de nombreux témoignages racontant les exactions, les exécutions et les déportations qui aboutissaient généralement à la mort des déportés, voici sa conclusion : « Qu’il est de notoriété publique que les peuples indigènes de la Terre de Feu vivaient dans un état de barbarie; qu’ils n’avaient pas de droit de propriété territoriale et qu’ils étaient nomades, se nourrissant de la chasse et principalement des moutons qu’ils rencontraient; Que concernant ces peuples autochtones, il n’existe aucune disposition permettant de définir leur statut juridique; Que ce qui précède … ne permet pas de poursuites pénales contre quiconque pour les humiliations qui auraient eu lieu contre les tribus indigènes qui ont vécu dans la Terre de Feu et les îles adjacentes, etc. » En sanctionnant l’absence de statut légal des Selk’nam (au sens de la loi chilienne), le juge décidait que les auteurs pouvaient rester impunis. La solution impulsée par les « civils » (les personnes bénéficiant, elles, d’un statut légal), a été légalisée et légitimée. Les propriétaires ont été acquittés, tout comme leurs employés. Les témoignages n’ont jamais été contestés, mais pour que le Chili continue, il fallait que les témoins soient oubliés, que leurs témoignages disparaissent eux aussi. Tourné sur place, en Terre de Feu, avec certains acteurs d’origine locale6, le film témoigne, à son tour, de leur disparition. La réparation s’étant révélée impossible lors du vote de 2022, il ne peut que contribuer au deuil.

  1. Né en Espagne, José Menéndez Menéndez (1846–1918) était installé des deux côtés de la frontière. Il était surnommé « le roi de Patagonie », à l’origine de nombreuses entreprises, notamment minières, qui existent encore. Les espaces qui servent de cadre au récit appartiennent toujours à la famille Menéndez. ↩︎
  2. L’indépendance du Chili a été officiellement déclarée le 12 février 1818. Après cette date, la colonisation continue au nom du nouvel État s’est poursuivie. Souvent menée par des gens ordinaires, elle atteint une brutalité inouïe. ↩︎
  3. Après avoir été évacués de la mémoire nationale, les Selk’nam sont revenus sous forme de poupées, ou encore de vin et de chocolat à leur effigie. ↩︎
  4. Cet Ecossais, principal chasseur de Selknam, se laissait photographier aux côtés des cadavres des indigènes. Il a été responsable, pendant douze années, des exploitations de Menéndez en Terre de Feu. ↩︎
  5. Cette île est la dernière colonie espagnole à avoir été rattachée à la Nation. Sa population était importante à l’époque, avec beaucoup de métissage. ↩︎
  6. C’est le cas de Camilo Arancibia, qui interprète Segundo. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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