Le capitaine Volkonogov s’est échappé (Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, 2021)

Pour se sauver, il faut affronter l’impardonnable

Comme ses collègues, le capitaine Fyodor Volkogonov1 ressemble étrangement à Poutine2. Même culte de la force, même machisme, même façon de se tenir droit, de marcher, de s’imposer aux autres. Comme Poutine dans sa jeunesse, il vit à Léningrad (redevenue Saint Pétersbourg en 1991)3. Que l’action du film ait lieu pendant les Grandes purges, d’août 1937 à novembre 1938 à l’époque du NKVD4, infiniment plus meurtrier que le FSB d’aujourd’hui, ne change rien au fait que le film, tourné en 20215, joue sur cette analogie6. Les gens du NKVD ont leur bureau dans de magnifiques locaux hérités du tsarisme, superbement décorés, dans lesquels ils font du sport, rangent leurs paperasses et convoquent leurs suspects (toujours coupables, par définition) – comme Poutine, qui se prétend lui aussi héritier des tsars. Les gars du NKVD sont tous habillés pareil : pantalon rouge, veste noire7. Se surveillant sans cesse mutuellement et surveillés par leurs chefs, ils peuvent chaque jour être « réévalués » – ce qui signifie, la plupart du temps, qu’ils sont envoyés au peloton d’exécution8. Ils sont tellement impopulaires qu’ils cachent leur métier à leur entourage, s’habillent en civil pour se dissimuler aux yeux du peuple, mais ils n’y peuvent rien, ils font peur. Quand Fyodor9 assiste au suicide de son commandant, le major Gvozdev, il comprend qu’il est le prochain sur la liste. Il cache ses archives dans un coin, quitte précipitamment son bureau, dévale les escaliers et s’enfuit. La suite du film est une course-poursuite dans les rues de la ville, de tramways en arrière-cours, d’escaliers lépreux en chambre minable, dont celle où sa petite amie, Raya, le trahit. Fyodor a torturé, menacé, humilié, menti, assassiné, et pendant sa fuite, ses souvenirs ne cessent de l’obséder. Son nouveau chef, le major Valery Golovnya, tuberculeux, part à sa poursuite. Il sait qu’il sera lui-même exécuté s’il ne retrouve pas Fyodor. Golovnya torture Kiddo Veretennikov10, le meilleur ami de Fyodor, qui lui donne de faux renseignements avant d’être exécuté. Cherchant à se cacher dans les bas-fonds de la ville, Fyodor est réquisitionné par la police, forcé de creuser les fosses communes dans lesquelles les exécutés sont jetés. C’est alors que le spectre de Kiddo sort de la fosse et lui dit : « Pourquoi tu es parti seul Fyodor, tu m’as laissé derrière toi. Ils m’ont torturé, tu sais, j’ai tout signé et je suis allé directement en enfer. Tous nos copains sont là. Ne sois pas stupide, Fyodor. C’est notre jugement éternel. Tu sais ce que c’est que la souffrance éternelle ? C’est comme ça, tout le temps, jusqu’à la fin des temps [il lui enfonce le bras dans les boyaux]. Ils11 m’ont demandé de te transmettre un message : Tu as une chance d’aller vers un autre endroit, pas ici vers le bas avec nous, mais à une condition : avant que tu meures, tu dois te repentir et trouver au moins une personne qui te pardonne ».

Dans la logique chrétienne du film, Kiddo propose un marché à Fyodor. Soit il obtient un pardon, un seul, et il ira au paradis, soit il ne l’obtient pas, et il rejoindra ses collègues en enfer. Une seule parole, d’une seule personne, peut engager tous les autres (tous ceux qu’il a persécutés) et le libérer entièrement. Fyodor ne perd pas un instant, il récupère ses archives dans les bureaux du NKVD, s’enfuit et se lance dans une première tentative : une femme qui croit que son père, professeur de médecine, est encore vivant. « Il était innocent » dit-il, « il a été exécuté ». Elle acquiesce, mais refuse de lui pardonner. Tandis que Fyodor se souvient de ce que lui avait confié Gvozdev12, on commence, au NKVD, à comprendre ses motivations. Le laisser rencontrer les familles, ce serait reconnaître une faute, mais il est hors de question pour cet organisme de laisser entendre qu’il a pu se tromper. Reconnaître une faute, ce serait les reconnaître toutes. De son côté, Fyodor ne renonce pas. Il rend visite à plusieurs victimes pour leur demander pardon. En réponse, une femme se met nue devant lui et répond : « tu ne pourras pas me joindre, je ne vis pas dans le même monde que toi ». Un bibliothécaire dont le fils a été exécuté prétend que ce n’est plus son fils, qu’il l’a rejeté, déshérité, il dénonce Fyodor à la police. Un ivrogne a raconté une blague stupide à sa femme, qui l’a répétée au marché, et pour cette raison a perdu la vie. « Va chercher une autre bouteille, et je te pardonne » dit-il à Fyodor, mais quand Fyodor revient, il s’est pendu. Un enfant lui demande s’il torture tout le monde, fait brûler ses dossiers et dit « Personne ne va vous pardonner ». Toutes ces tentatives échouent. « Tu n’iras pas au paradis » lui dit le major Golovnya, qui se sait lui-même mourant. Fyodor finit par crier son désespoir dans une cour d’immeuble, et là finalement quelqu’un le conduit à une vieille femme abandonnée de tous, dont la fille a été arrêtée. Elle s’est réfugiée dans le grenier et se laisse mourir. Encore vivante, Fyodor la lave avec humilité13. Presque immobile, elle le touche du bout des doigts. Alors le spectre de Kiddo apparaît et lui dit : « Tu as de la chance. Au Revoir Fyodor, on ne se reverra plus ». La vieille femme n’a pas articulé un seul mot, elle n’a pas explicitement prononcé son pardon, mais pour Kiddo, cela suffit. Fyodor peut mourir : il ira au paradis. Poursuivi sur un toit par Golovnya, il dit : « Si tu me tues maintenant, je vais directement au paradis. – Tu crois vraiment ça capitaine ? – Croire est un mot vague. Je me sens seulement… Je n’appartiens plus à ce monde. » Fyodor dit encore « merci » et saute dans le vide. Fyodor mort, personne ne sera au courant de rien. Golovnya est rassuré. Le NKVD peut laisser partir les parents des victimes qui auraient, éventuellement, pu aider Fyodor à quitter ce monde, avant même de mourir.

Comme tous les totalitarismes, la Grande Purge est impardonnable. Aucun pardon ni même aucune sanction ne seraient à la hauteur du mal fait. Par rapport à cette question, le film est ambigu. Il pose la question du salut, mais il ne la pose que pour une seule personne. Une seule personne est sauvée, et une seule personne sauve. Il n’y a pas d’autre rédemption envisagée. Même l’ami Kiddo, ce héros qui a fait preuve de courage et de fidélité, passera le reste du temps (une éternité) en enfer. L’expérience du capitaine Volkonogov n’est pas généralisable. Un homme, co-responsable des pires massacres, peut éventuellement aller au paradis, mais il ne s’agit que de cet individu-là et de personne d’autre. Si la rédemption du totalitarisme dans son ensemble est impossible, tout ce qui pourrait arriver, c’est que plusieurs, un certain nombre de responsables demandent pardon à ceux qu’ils ont offensés ou détruits – mais ce ne serait que des individus. Le film ne s’adresse pas à une collectivité, il ne propose aucune interprétation historique ou sociale. Il dit à chacun : pour ce qui te concerne, tu peux faire quelque chose. Tu peux te dissocier du système, tu peux dénoncer les complicités, mais tu ne peux pas le faire seul, il faut que de l’autre côté, une victime s’adresse à toi, éventuellement qu’elle te pardonne. Les regrets sont nécessaires mais pas suffisants, car on ne peut pas se pardonner soi-même.

Alors que le major Golovnya, presque mort à cause de sa maladie, appartient encore à ce monde, Fyodor l’a quitté, ou tout au moins il croit l’avoir quitté. Il ne se fait pas d’illusion, il sait que cette croyance n’a rien d’objectif, qu’elle est fragile, invérifiable, mais il y tient, car c’est ainsi qu’il donne sens à sa mort. Il ne veut pas être tué, aller à l’abattage passivement comme tous les autres assassinés par le régime, il veut se tuer, maîtriser les circonstances de sa mort. La mort étant certaine, la transformer en suicide lui procure une valeur. Personne ne se souviendra de lui, son histoire ne sera jamais racontée dans les livres, mais pendant 24 heures (la durée du film), un événement aura eu lieu14 : une mort qui signifie autre chose que l’affirmation brutale de la souveraineté nue du pouvoir.

La limite du film tient à son substrat chrétien. La demande de Fyodor n’est pas gratuite. Il a un but, un objectif : garantir son accès au paradis. Il ne s’excuse pas pour l’excuse, il ne demande pas pardon pour le pardon, il veut simplement, égoïstement, éviter les souffrances de l’enfer. Il a commis tant de fautes que tous ses dossiers ne peuvent pas être examinés en un jour, mais un seul pardon suffit pour les compenser – c’est ce qu’on pourrait appeler, dans un autre langage, une bonne affaire. Le geste est courageux, audacieux, mais il s’agit quand même d’une transaction. Le capitaine Volkonogov reste un capitaine, il ignore le pardon inconditionnel, et finalement se moque de la justice. La seule chose qui l’inquiète est son propre sort, et les victimes s’en rendent compte. Elles en restent à l’essentiel : les actions du NKVD sont impardonnables, et tous ses membres, tous ses complices sans exception, en sont responsables. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de pardon légitime. 

  1. Interprété par Youri Borosov, un acteur présent dans cinq films en compétition dans des festivals la même année (2021), dont deux à Cannes Compartiment n°6 (Juho Kuosmanen) et La Fièvre de Petrov (Kirill Serebrennikov), et un à Locarno (Gerda, Natalia Koudriachova). Volkogonov a été présenté à Venise. ↩︎
  2. Le grand-père de Poutine, Spiridon, a été le cuisinier personnel de Lénine, et aussi de Staline. En 1941, son père a été membre d’une « unité de destruction » du NKVD. ↩︎
  3. Quoique l’oblast de Léningrad, autour du Golfe de Finlande, existe toujours. ↩︎
  4. Le FSB est le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, chargé des affaires de sécurité intérieure. Il est le principal successeur du FSK, lui-même successeur du KGB soviétique dissous en novembre 1991, lui-même successeur, entre autres, du NKVD. Le rôle du NKVD était de contrôler la population et la direction des organes gérant l’URSS. Ses chefs ne rendaient compte qu’à Staline, qui l’utilisa pour imposer et maintenir son autorité sur le pays. Il joua un rôle essentiel dans les Grandes purges de 1936 à 1938. À titre d’exemple, les ordres secrets de 1936 ont décidé de déporter au Goulag tous les Polonais vivant en URSS. Ont aussi été déportées les femmes, enfants et parents des personnes déjà arrêtées par le NKVD pour d’autres motifs. Le NKVD est responsable de la mort d’environ 3,5 millions de Soviétiques. Entre août 1937 et novembre 1938, 1,5 million de personnes ont été arrêtées et 750.000 d’entre elles exécutées. Un citoyen soviétique sur cent a été incarcéré, un sur deux cents mis à mort. ↩︎
  5. Terminé en 2021, présenté à la Mostra de Venise en septembre 2021, le film n’a pas pu sortir en Russie à cause du déclenchement de la guerre en Ukraine (février 2022). Le distributeur ayant renoncé à le distribuer dans son pays d’origine, il est sorti dans d’autres pays, dont la France en mars 2023. ↩︎
  6. Cependant le film a été tourné en Estonie. ↩︎
  7. Ce costume, qui n’est pas celui du NKVD historique, ressemble plutôt aux tenues des bandes organisées des années 80. ↩︎
  8. Les deux chefs du NKVD, Iagoda et Iejov, ont été exécutés en 1938, à six mois d’intervalle. ↩︎
  9. Fyodor est aussi le prénom de Dostoïewski, ce qui situe le film dans le prolongement de la réflexion sur le mal de Crime et Châtiment↩︎
  10. Si Fyodor est Dante, alors Kiddo est le Virgile de la Divine Comédie↩︎
  11. On peut se demander qui sont ces « Ils ». D’où Kiddo tient-il la certitude que, s’il arrache un pardon, Fyodor n’ira pas en enfer ? ↩︎
  12. Fyodor : Pourquoi prétendent-ils tous être innocents ? – Gvosdev : Tu as l’air d’un type intelligent, mais tu ne comprends rien à la dialectique. Souviens-toi : ils insistent pour dire qu’ils sont innocents parce qu’ils sont vraiment innocents. Les personnes que nous interrogeons ne sont pas vraiment des terroristes, des espions ou des saboteurs, mais il y a une raison pour laquelle ils arrivent ici, avec nous. Ce sont des gens sur lesquels on ne peut pas compter. Leur environnement est douteux ou certains de leurs parents ont été réprimés. Ils les ont désavoués, mais ils ont encore une dette à leur égard. Polonais ou Allemands, ce sont des espions potentiels, ils n’aiment pas la mère patrie. Dans les temps où nous vivons, le pays est entouré d’ennemis, la guerre est inévitable. Comment vont-ils se comporter quand elle va commencer ? Maintenant ils sont innocents, mais ils seront coupables plus tard. On ne peut pas attendre que ça arrive, donc on les exécute maintenant, tout de suite, à l’avance. – Fyodor : Donc tu dis que tu les forces à confesser des choses qu’ils n’ont pas faites et qu’ils n’avaient pas l’intention de faire ? – Gvozdev : Sers-toi de ta tête. On ne peut pas les enfermer ou les exécuter sans raison. C’est illégal. Nous vivons dans un État de droit, où toute punition doit être motivée par un crime, donc il faut un crime. Tu as compris ?  ↩︎
  13. À la façon dont le Christ lave les pieds de ses disciples. Selon les auteurs, dans cette scène qui ressemble à une Pieta, Fyodor devient à cet instant capable de ressentir la douleur d’autrui. ↩︎
  14. Le simple fait d’avoir demandé pardon est déjà un événement.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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