Passe montagne (Jean-François Stévenin, 1978)

Dire oui à l’amitié jusqu’à bâtir l’oiseau de bois, au confluent de la combe magique

Le film s’ouvre sur une carte routière, le plan d’une autoroute avec ses ponts, ses échangeurs, ses ITPC (Interruption de Terre-Plein Central), ses aires de stationnement, ses espaces découverts, etc., comme s’il s’agissait de nous avertir : vous entrez dans un road-movie. Puis vient la présentation des deux principaux personnages : Georges l’architecte1 et Serge le mécanicien2, dont on voit les photos d’enfance3. Puis ce sont leurs points communs : tous deux se disputent avec leur conjointe ou ex-conjointe4, s’en dissocient5, et tous deux ont un certain rapport avec la bagnole6. L’un tombe en panne7, et l’autre travaille dans un garage. Puis c’est l’endroit où ils se croisent : une station d’autoroute. Les collègues de Georges s’en vont, il reste seul. Puis vient le moment qui, dans cette interprétation, nous intéresse : l’acquiescement. C’est Serge, le mécanicien, qui a proposé à Georges de venir chez lui, dans son garage, pour réparer la voiture; et c’est Georges, l’architecte, qui a accepté de venir dans ce trou perdu. Double acquiescement qui les conduit à manger ensemble (partager un repas), dormir sous le même toit. Georges entre dans le monde de Serge, son milieu, ses copains, ses collègues, ses contradictions, ses problèmes, ses engueulades, et il entre aussi dans sa temporalité (lente)8. Le temps passe, Georges se dit qu’il devrait partir, il pense au train, à l’avion, mais ne part pas. Des papiers s’échangent, chacun lit ceux de l’autre, ensemble sous la voiture ils préparent les courses. Il faut cacher Georges, la gendarmerie passe, il y a du petit trafic, des voisins plus ou moins sympathiques, du dissimulé, de l’inconnu, de l’obscur. La complicité nait, sans qu’on connaisse l’objet de cette complicité9. On déplace les tables, on réaménage, on prépare un autre repas, on parle (un peu), on se tutoie10, un copain arrive avec un morceau de glace et une carte routière (encore), on boit, on s’amuse, on dort, on échange les vêtements. Tout le quartier passe dans les environs du garage : familles, clients, anciens combattants.

Pour que la relation de camaraderie se transforme en amitié, il aura fallu que Georges découvre, derrière un panneau de bois, l’autre univers de Serge : une table, une lampe d’architecte, du papier à dessin, des schémas, des plans11, un dispositif plus familier pour lui que la mécanique des bagnoles. Il devine immédiatement ce que c’est : un objet volant. Serge répond en lui montrant ses chaussures : puisque tu as deviné, dit-il, nous allons marcher ensemble, et ils marchent. Serge lui montre, au fond d’un bois, la maquette, mais la chose à découvrir, l’énigme, ce n’est pas la maquette, c’est le lieu, un lieu où Serge s’est perdu, il y a 15 ans tout juste, quand il a séché le bac blanc12. Il avait alors trouvé, au fond d’une combe, un oiseau13. Cette combe est devenue pour lui la combe magique14. Ils vont partir, tous deux, à la recherche de cette combe qui se trouve aujourd’hui, selon Serge, au confluent de trois communes (maigre indice). L’idée bizarre, donc, vient de Serge, et tous deux y disent « oui ». Un rêve de mécanicien rejoint un rêve d’architecte qui rejoint un rêve de cinéaste. C’est le début de l’amitié. Le « oui » n’a pas les mêmes sources, pas les mêmes motivations, pas les mêmes raisons, mais il leur est commun. Ils acquiescent, et cet acquiescement les engage et les entraîne dans une recherche qui n’a rien à voir avec la vie sociale usuelle, vers un lieu isolé dont ils savent très peu de chose. 

Quand la voiture s’échoue dans la neige, ils continuent à pied, arrivent dans un hôtel-restaurant en pleine montagne15. Serge sort sa carte routière, demande son chemin, un groupe de villageois discute bruyamment, ils se mélangent à eux, suivent le groupe, se laissent transporter, les gens parlent tous en même temps, paroles confuses, silences, gestes d’affection16, étrange numéro d’un homme avec un chien hurleur. On boit, bière et cognac mêlés, de salle en salle de café, puis c’est l’aube, ils repartent à pied, arrivent dans une école17, cherchent des informations, peut-être le cadastre. Sur un plan affiché au mur, ils trouvent le lieu où les trois communes se croisent, se sauvent à toutes jambes quand des gens arrivent, se retrouvent dans une sorte d’auberge, s’endorment, se réveillent, quelqu’un les reconduit jusqu’à leur voiture. Ils roulent, repartent à pied dans la forêt, réussissent à trouver la limite exacte des trois communes. C’est l’endroit cherché pour fabriquer l’oiseau de bois, avec un seul arbre. Ils en choisissent un, l’abattent à la tronçonneuse, reviennent à l’hôtel, se lavent, fument, se reposent18. Le soir, c’est le bal, la fête, ils dansent, ils payent leur dette19. Ça chante, on se bagarre, on joue, semble-t-il, à enterrer la vie de garçon (ou autre chose). Le film se termine dans la montagne. Dans l’oiseau de bois, Serge, seul, écoute un enregistrement de leurs conversations20

Qu’est-ce qui a fait que ces deux personnes, si différentes l’une de l’autre, se sont trouvées toutes les deux engagées, ensemble, dans le même périple ? Le film ne le dit pas clairement, il propose des traces emmêlées, sans ordre. Jean-François Stévenin a tourné ce film en plans-séquences21, puis il les a cassés, fracassés, morcelés et réassemblés, un réagencement qui les a transmutés en un flux continu d’un autre genre. Ces plans racontaient une histoire qui est sous-jacente au film, qu’on peut encore deviner bien qu’on n’en comprenne que difficilement le détail. Le film, c’est l’histoire, mais c’est aussi tout autre chose que l’histoire22. C’est un film à thème, une aventure d’amitié. Entre Jean-François Stévenin et le monteur Yann Dedet23, l’amitié a été durable, profonde24. On la retrouve aussi, sur un autre mode, entre les deux acteurs, Jean-François Stévenin et Jacques Villeret, entre l’équipe du film25 et les habitants du coin, entre les acteurs professionnels et les acteurs occasionnels, et aussi entre Jean-François Stévenin et sa région de naissance, le Jura, auquel il peut enfin dire oui après avoir longtemps dit non26. L’amitié dans ce film n’est pas seulement un thème, c’est un mouvement performatif, une puissance d’agir, une « agency »27, un événement qui instaure entre plus d’une personne une relation singulière, chaque fois différente, une aimance. S’il peut y avoir une relation de ce genre entre personnes disparates, c’est que la faculté de répondre est partagée par tous, sans être identique. Chaque fois c’est une aventure qui n’a pas d’autre ancrage que l’aventure elle-même. Il n’y a pas de cause à la combe magique, pas de raison « objective » pour que naisse cette amitié. Ils n’ont rien à défendre ensemble, aucun intérêt commun, et pourtant ça marche. C’est à nous d’en témoigner, nous spectateurs qui voguons sur cet oiseau de bois qu’est le film.

  1. Jacques Villeret. ↩︎
  2. Jean-François Stévenin. L’auteur-inventeur du film se met lui-même en scène. ↩︎
  3. Ce sont les photos d’enfance des acteurs qui sont montrées : une confusion entre acteurs et personnages qui finira par contaminer tout le film. ↩︎
  4. Au début du film, Serge regrette que la femme dont il a divorcé ne vienne pas lui rendre visite. Quant à Georges, il a refusé de rentrer en catastrophe s’occuper de ses enfants. Pour eux deux, l’aventure du film arrive comme un substitut à une relation difficile, compliquée ou en crise. ↩︎
  5. Rupture d’une relation qui ouvre un certain vide, une place libre pour une autre relation. Cette ouverture, peut-être, est le point commun qui, chez Georges, accroche Serge – les femmes ont une place assez limitée dans la suite du film. ↩︎
  6. Une vieille Mercedes. ↩︎
  7. La panne est aussi l’ouverture d’un moment d’inactivité, d’un espace libre. ↩︎
  8. Dans cette relation d’hospitalité, c’est l’invité (Georges) qui accepte la loi de l’invitant (Serge). Mais l’invitant dessine, il fait des plans. Il y a déjà chez lui la trace de l’invité. ↩︎
  9. La complicité vient d’abord, l’objet de la complicité vient après. ↩︎
  10. Histoire de l’asymptote : là, tu pars, tu t’approches, tu t’approches, tu t’approches, shou… tu passes à côté, et puis c’est fini. Et puis après, dix ans plus tard, tu te retrouves, tu te dis eh ben oui, j’suis passé très près, un jour j’ai failli faire l’asymptote, et puis voilà… Et puis c’est fini et puis c’est trop tard et tu peux jamais le refaire… ↩︎
  11. Jean-François Stévenin a lui aussi multiplié les plans et les schémas pour préparer le film.  ↩︎
  12. Il y a quinze ans tout juste, répond Georges, le même jour à la même heure, je faisais la première mi-temps de mon premier match de foot, en sixième↩︎
  13. Une forme d’oiseau, sans doute, un oiseau de bois. ↩︎
  14. Un lieu que les paysans du Moyen Âge auraient défriché. ↩︎
  15. Il y a, dans l’hôtel, des filles et des cuisses de grenouille. Tu peux aller avec les gonzesses dit Georges. – Non, le problème c’est la bagnole répond Serge. ↩︎
  16. Il faut le témoignage de ces autres pour sceller l’amitié.  ↩︎
  17. Peut-être l’école où Serge aurait dû passer son bac blanc. ↩︎
  18. On ne peut savoir ni dans quel ordre tout cela arrive, ni combien de temps ça dure. ↩︎
  19. Chacun veut payer la dette de l’autre. ↩︎
  20. Comme si Georges était parti, et comme si Serge se retrouvait seul. ↩︎
  21. Plans-séquences de 3 à 4 minutes chacun. ↩︎
  22. Ce film ne passant pas très souvent dans les cinémas de quartier, on peut penser que la plupart de ceux qui le voient connaissent son statut de « film-culte ». Tout se passe comme si le film ne pouvait être vu sans l’appui d’une légende, d’un commentaire externe. C’est un film de musée, une archive qui ne se donne pas sans interprétation. ↩︎
  23. Autour du tournage, Yann Dedet a écrit un livre : « Le roman de Passe Montagne« , publié chez P.O.L. en 2017. En tant que monteur, le monteur s’est effacé devant le réalisateur. Il en est resté une relation de complicité, d’amitié. ↩︎
  24. C’est le moment où leurs compagnes, à tous deux, ont donné naissance à leurs premiers enfants. ↩︎
  25. Peu nombreuse, une dizaine de personnes ↩︎
  26. Jean-François Stévenin est né à Lons-le-Saulnier le 23 avril 1944. Alors qu’il a quitté cette région du Jura dès qu’il l’a pu, il l’a redécouverte lors de repérages pour le tournage du film de François Truffaut, Les deux anglaises et le continent (1971). Il est ensuite revenu sur place [entre 1975 et 1977] pour choisir les lieux et les acteurs locaux. ↩︎
  27. L’agency est la faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. On parle aussi de puissance d’agir, qui peut être consciente ou non, intentionnelle ou non. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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