Vortex (Gaspar Noé, 2022)

Mourir déjà mort (ou presque), sans laisser de trace, altère la possibilité du deuil

Le film commence par la chanson Mon amie la Rose (1965), chantée dans son intégralité par Françoise Hardy1.

Le thème du film est l’effacement des traces, comme en témoigne son titre : Vortex2. Le vortex est un tourbillon qui entraîne tout vers le fond, fait tout disparaître. Dans le film, c’est celui des W.C. : la mère3 y jette les textes en cours d’écriture par le père4, puis les médicaments qu’elle ne sait plus prescrire, et qu’elle n’aura plus à utiliser. Son esprit atteint par la maladie d’Alzheimer5 est confus, mais elle peut encore comprendre que, pour elle comme pour l’autre, il n’y a plus d’avenir, tout doit disparaître. Le père a écrit toute sa vie : il ne faut plus écrire. La mère a soigné toute sa vie : il ne faut plus soigner. Est-elle pour autant consciente de son état ? Ce n’est pas clair. Elle reste entre les deux, ni consciente, ni inconsciente ou plutôt consciente d’une seule chose : il faut accepter la mort dans sa netteté, sa brutalité, sa violence, sans aucune fioriture ni rituel. Entre la vie et la mort, il ne peut pas y avoir de transition, on passe directement de l’un à l’autre. Mourir par suicide, de maladie ou de vieillesse, c’est la même chose. La psychiatre semble avoir perçu et accepté en elle la déchéance inéluctable6. À la fin du film l’appartement est vidé. Ce lieu archi plein, débordant de souvenirs, ne contient plus un objet, plus une photo, plus un livre, plus une fleur, plus une affiche, plus une cassette VHS, etc. Le lieu de pensée, l’antre des intellectuels, s’est transformé en appartement banal à louer. De leur vie commune, il ne reste qu’un fils en pleurs, culpabilisé par l’échec de sa propre vie et son incapacité à prendre en charge le déclin de ses parents.

Tout le film est tourné au présent. Le split-screen7, qui montre séparément le père et la mère en caméra subjective, respecte le lieu mais efface le contexte temporel. On ne sait presque rien de l’histoire de ce couple, de cette famille restreinte apparemment composée de seulement quatre personnes : le père, la mère, le fils Stéphane et le petit garçon de trois ans, Kiki8. Le passé qui reste non-dit, non-explicité revient de la façon la plus inattendue, par le jeu violent de l’enfant qui fait s’entrechoquer les petites voitures. Ce choc est brutal, difficile à entendre même pour le spectateur. Il rappelle douloureusement la responsabilité des parents à l’égard des enfants9. Vivre au présent n’efface pas la dette10. Dès le générique, le film insiste sur le lien étroit entre acteurs et personnages. Leur nom est suivi de leur (véritable) date de naissance : Dario Argento né en 1940, Françoise Lebrun née en 1944, Alex Lutz11 né en 1978. En improvisant la plupart des dialogues12, ils inscrivent dans le film leur personnalité et aussi leur langage. La mère bredouille souvent, comme le réalisateur le lui a demandé, mais parfois prononce des phrases à elle ou pleure spontanément; le père hésite sur les mots, comme un Italien qu’il est13

S’il ne reste rien de ce couple, si le survivant ne peut s’attacher ou s’identifier à aucune marque de leur vie, alors le deuil est inarrêtable, infini14. Ne pouvant jamais « positiver » cette disparition, Stéphane continuera à pleurer, il paiera pour toujours le prix de ces décès sans suite, il continuera à se droguer au vu et au su de son propre fils qui en paiera à son tour le prix, peut-être sans le savoir. Quand on meurt sans souci de vie15déjà mort, on ne laisse rien à quoi l’autre puisse s’attacher16. Ce n’est pas un hasard si Stéphane choisit d’incinérer ses parents plutôt que de les enterrer. Une fois annihilé leur chez soi si vivant, il ne reste d’eux que des cendres et la case d’un colombarium17. Stéphane fait lui-même remarquer à Kiki que cette case n’est pas une habitation. Ils ne sont pas en voyage, ils ont disparu pour de vrai.

Au-delà du couple, le film18 invite à une autre interprétation, ancrée dans l’histoire. Qu’est-ce qui a disparu ? Est-ce seulement ce couple de la génération d’après-guerre ou toute une époque avec ses combats, son esthétique, sa culture ? L’attrait pour les arts d’avant-garde, les luttes pour l’avortement, contre l’apartheid, pour l’égalité, disparaissent-elles avec lui ? Et les films auxquels les personnalités de Françoise Lebrun (La Maman et la Putain, 1973) et de Dario Argento (Profondo Rosso, 1975) sont indissolublement liées sont-ils eux aussi emportés dans le vortex ? Ce serait alors toute une génération (voire plusieurs) qui serait menacée par l’angoisse, l’impossibilité du deuil.

  1. On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l’a dit ce matin / À l’aurore je suis née / Baptisée de rosée / Je me suis épanouie / Heureuse et amoureuse / Aux rayons du soleil / Me suis fermée la nuit / Me suis réveillée vieille // Pourtant j’étais très belle / Oui, j’étais la plus belle / Des fleurs de ton jardin // On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l’a dit ce matin / Vois le dieu qui m’a faite / Me fait courber la tête / Et je sens que je tombe / Et je sens que je tombe / Mon cœur est presque nu / J’ai le pied dans la tombe / Déjà je ne suis plus // Tu m’admirais hier / Et je serai poussière / Pour toujours demain // On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Est morte ce matin / La lune cette nuit / A veillé mon amie / Moi en rêve j’ai vu / Éblouissante et nue / Son âme qui dansait / Bien au-delà des nues / Et qui me souriait // Croit, celui qui peut croire / Moi, j’ai besoin d’espoir / Sinon je ne suis rien // Ou bien si peu de chose / C’est mon amie la rose / Qui l’a dit hier matin. Chanson écrite par Cécile Caulier, mise en musique sur un boléro de Jacques Lacome d’Estalenx. ↩︎
  2. A. – MÉCAN DES FLUIDES : Tourbillon obtenu lors d’un écoulement turbulent au voisinage d’un obstacle (d’apr. Quaranta Phys. 1986). De larges remous circulaires lustrent la grise surface de l’eau (…). Il y a des contre-courants, d’étranges vortex, et des retours en arrière, qu’accusent les îlots d’herbe entraînés (Gide, Voy. Congo, 1927, p. 697). − Au fig. Forte influence qui entraîne irrésistiblement. Synon. tourbillon, vertige.Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamais personne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarante pauvres filles que cet argent eut sauvées tombaient de faim dans l’irrémédiable vortex du putanat (Bloy, Désesp., 1886, p. 309). B. − MÉTÉOR. Circulation atmosphérique tourbillonnaire (spécifique d’une dépression) matérialisée par l’enroulement d’une ou plusieurs bandes nuageuses spiralées autour d’un centre de rotation (d’apr. Spatiologie 1985). (CNRTL, 23 avril 2022). ↩︎
  3. Dans La Maman et la Putain (Jean Eustache, 1973), Françoise Lebrun jouait le rôle de Véronika, infirmière, tandis que dans le film de Gaspar Noé, elle est psychiatre.  ↩︎
  4. On voit mourir Dario Argento dans le film, alors qu’il a passé sa vie à filmer des scènes d’épouvante et de mort. C’est lui qui a suggéré la profession du père (critique de cinéma, ce qu’il a été lui-même), et lui aussi qui a suggéré que le père ait une maîtresse. ↩︎
  5. Gaspar Noé explique que sa mère a eu cette maladie ainsi que sa grand-mère. Lui-même a subi fin décembre 2019 (peu avant le confinement de mars 2020) une hémorragie cérébrale dont il a failli mourir.  ↩︎
  6. C’est-à-dire la force destructrice de la pulsion de mort. ↩︎
  7. Chacun des deux écrans, séparé, ressemble à un tombeau. ↩︎
  8. Kiki vaut pour Kylian, le prénom du petit garçon qui joue ce rôle. Dans le film, le père et la mère n’ont ni nom ni prénom, ce qui invite à se servir de leur prénom d’état-civil pour les nommer (Dario, Françoise). On peut se demander si ce sont eux qui jouent les personnages, ou si ce sont les personnages qui les jouent. Le petit-fils garde lui aussi son prénom, tandis que le fils passe d’Alex à Stéphane, comme s’il était le seul à devoir incarner une figure nouvelle. ↩︎
  9. Le père de Gaspar Noé, lui-même d’origine italo-argentine, aurait ressenti le film comme extrêmement violent – comme si, à son tour, il était menacé par la perte de toute généalogie. Dans ce contexte virtuellement autobiographique, le réalisateur avoue sa propre impuissance. ↩︎
  10. Si Gaspar Noé a choisi de réaliser, à ce moment, ce film relativement peu coûteux car tourné essentiellement en intérieur, c’est aussi pour rembourser ses dettes (financières). Cela ne dit rien sur les autres sortes de dettes qu’il devait compenser. En tous cas le film, qui peut être rentabilisé, ne s’adresse pas à un cercle étroit, mais au grand public. ↩︎
  11. Dans son film Guy (2018), cet humoriste se transformait déjà en chanteur de 70 ans. Il est ici pris à contre-pied. ↩︎
  12. Tous trois sont aussi, par ailleurs, réalisateurs. Gaspar Noé parle de « co-paternité de l’écriture ». ↩︎
  13. Gaspar Noé avait envisagé de faire jouer ce rôle par Philippe Nahon, qui avait lui-même perdu en partie la parole à la suite de deux AVC; mais l’acteur est mort en avril 2020, quelques mois avant le tournage. ↩︎
  14. Pour Freud, le deuil « réussi » passe par l’identification de l’endeuillé à un reste, un trait, une dimension ou une trace du mort. ↩︎
  15. Ils ne meurent pas vivants, ils sont morts avant de mourir. ↩︎
  16. C’est probablement le cas général des décès en EHPAD [sigle en lui-même anonyme, honteux]. ↩︎
  17. Cela ne condamne pas l’incinération comme telle : il y a aussi des ensevelissements sans autre trace que les corps, c’est-à-dire sans reste. ↩︎
  18. Achevé pendant la pandémie de 2021 et sorti sur les écrans au moment de la réélection difficile d’Emmanuel Macron en 2022. ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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