Hôtel de France (Patrice Chéreau, 1987)

Les pères s’effacent, plus rien ne soutient les fils, il n’y a plus ni sujets, ni amis, ni amants

Il s’agit d’une adaptation de la pièce d’Anton Tchékhov, Platonov1, écrite en 1877-78, mais publiée et jouée pour la première fois en 1923, après la mort de l’auteur2. Tourné en 1986, le film est interprété par les 19 élèves de l’école de comédiens Nanterre-Amandiers, une aventure qui sera racontée en 2022 par Valeria Bruni-Tedeschi dans son film Les Amandiers. Le tournage précède3une autre adaptation effectuée par Patrice Chéreau4 pour le théâtre, montrée lors du Festival d’Avignon en 1987, et reprise dans les mois qui suivent avec quelques modifications au Théâtre Amandiers-Nanterre.

Pourquoi l’homme le plus provocateur, le plus désespéré, le plus odieux, est-il aussi le plus charismatique, le plus aimé ? Qu’est-ce qui fait de lui le sujet central du film ? Dans cette bande de fils et de filles dont le principal point commun est que leurs pères (et non pas leurs mères5) étaient liés, peut-être même amis6 (quoiqu’on puisse en douter), l’un des jeunes, Michel7, attire toute l’attention. La réception organisée par la jeune veuve Anna8 ne commence vraiment que quand il arrive, et elle se termine quand il s’en va. Il ne cesse de montrer le mépris qu’il a pour lui-même et pour son père défunt9. Alors que, dans la pièce de Tchékhov, les pères, propriétaires fonciers ou militaires, avaient probablement quelques intérêts communs, une solidarité d’idées ou de classe, les fils et les filles ne sont rien d’autre que des fils et des filles. Entre les jeunes russes de 1878 qui voyaient la vieille société se déliter et les jeunes Français de 1986, il y aurait le même désarroi. Dans un cas comme dans l’autre, rien n’est transmis pour faire société. L’amitié des fils, ancrée dans une enfance partagée, ne peut s’appuyer sur aucun intérêt commun – ni matériel, ni spirituel. La particularité de Michel, c’est qu’il symbolise et personnifie au plus haut point la détresse subjective partagée par tous les jeunes de cette génération. C’est le cas de Serge10, fils de l’ancien propriétaire de l’hôtel, qui a lui aussi perdu et son père et sa propriété. Il méprise les créanciers de la vieille génération, mais doit faire bonne figure. La relation n’est pas meilleure entre les autres jeunes et les pères toujours vivants. Michel a un beau-frère, Nicolas11, faux étudiant en médecine, kleptomane et excité, aussi médiocre que sa sœur Catherine.

Michel et Sonia12, anciens amants, se retrouvent. Les invités courent dehors, prennent des risques en traversant la rue, jouent au foot. Le fils de Pierre réclame de l’argent à son père, qui rigole. Une bagarre éclate entre le gitan Manu13 et son frère, puis une autre bagarre entre Michel et Manu. Michel s’énerve et commence à insulter Richard Veninger, financier juif qui est, selon lui, le véritable acheteur de l’hôtel. Il menace, veut le faire partir. Veninger répond : « Moi je sais qui je suis, où je vais et ce que je veux. Et vous qui êtes-vous ? Un sauteur, excusez-moi, qui salope un métier dont il n’est même pas digne ». Michel continue ses diatribes antisémites : « Ce parvenu, tout le monde le regarde en tremblant, et tout le monde lui doit quelque chose ici. Et tout le monde se tait. Eh bien il y en a marre ! Il est où le courage, hein ? Et la dignité, elle est partie ? ». Le père et le fils Veninger le regardent en souriant. Puis Michel s’excuse auprès de ses copains : « J’ai encore foutu la merde ». Maurice Veninger dit à Michel : « Vous croyez peut-être que je vous en veux ? Pas du tout. Je vous regarde et je m’instruis. ». Le père s’en va14. On mange, on bouffe. Michel, à côté de Sonia, ressasse ses échecs. Le repas est animé, tendu, ambivalent, agressif. « Comment tu as pu te marier avec ce type ? » demande Michel à Sonia. Serge le regarde. Maurice Veninger, un peu saoûl, parle de la bêtise des invités. Ce sont des imbéciles dit-il, c’est pas comme ça que je vivrai. Michel lui hurle après. « Qui est-il ce Michel ? » demande Anna. Réponses diverses, mais franches : un génie, un moralisateur, le représentant de l’incertitude actuelle, le héros d’un très bon roman contemporain. Il faut toujours s’attendre à ce qu’il vous tape dessus ou qu’il vous traite de salop, etc. Michel quitte la table, flirte avec sa femme, la ramène sur la table, l’humilie. Puis il sort, est vaguement dragué par une serveuse, puis Anna le rejoint, lui fait des avances. Michel discute dans le noir avec Sonia, au vu et au su de Serge. Ils vont se baigner dans la Loire, et finalement Manu s’en prend à Michel, il lui casse la figure. Michel s’en va piteusement avec sa femme.

Il n’y a dans le film que deux personnes qui sachent qui ils sont et ce qu’ils veulent : les Veninger, père et fils (à l’exception, peut-être, du gitan Manu). Entre les autres, il est beaucoup question d’amitié, il y a des souvenirs partagés, une complicité, mais les œillades, les rires, les confidences et les tapes sur le dos ne trompent personne. Ils n’ont aucun point commun et un seul point fixe : Michel. Capable de séduire toutes les femmes, il n’est véritablement l’amant d’aucune. Méprisant tous les hommes, y compris lui-même, il s’interdit toute relation stable. N’ayant plus aucun espoir pour l’avenir, il fait le choix de l’autodestruction. Incapable d’acquiescer, de dire oui à quoi que ce soit, il préfère que tout s’écroule autour de lui. Ce qui est prôné à travers lui n’est pas la fin du monde, c’est la fin de la subjectivité.

  1. Tchékhov n’avait pas donné de titre à la pièce. Postérieurement, on l’a nommée Platonov, ou Ce fou de Platonov, ou Drame sans père↩︎
  2. En 1904, à l’âge de 44 ans. ↩︎
  3. Le 17 août 1987, Patrice Chéreau déclare : « Et les gens vous disent, mais alors, c’est du théâtre ou du cinéma ? Eh bien, quand c’était du cinéma, c’était du cinéma. Puisque pendant le tournage je n’ai pas pensé une seconde à Tchekhov. J’ai même oublié le nom. Je n’ai même pas pensé que je… que c’était mon film. Et disons qu’au cinéma, j’étais l’auteur du film, et au théâtre c’est Tchekhov qui est l’auteur de la pièce ». ↩︎
  4. Sur la base de la traduction d’Elsa Triolet. ↩︎
  5. Présentes ou pas, les mères ne comptent pas. ↩︎
  6. On ne saura jamais si cette amitié était sincère, ou si c’était un simple lien social de voisins. ↩︎
  7. Joué par Laurent Grévill, Michel est le Mikhaïl Vassilievitch Platonov de la pièce de Tchékhov, qui donne son titre à la pièce. Il est significatif que Chéreau ait préféré pour titre le nom du lieu, Hôtel de France (un lieu improbable, indéterminé, entre la Loire et une autoroute). Platonov est un petit noble instituteur dans un trou perdu – le lieu où vivaient déjà ses parents. Avec Chéreau, c’est toute la France qui, avec cet hôtel, devient un trou perdu.. ↩︎
  8. C’est la Anna Petrovna du Platonov de Tchékhov, devenue jeune veuve après la mort du général Voïntsev. Prolongeant une coutume remontant probablement à la génération précédente, elle invite chaque année un groupe d’amis dans sa vaste maison. Dans le film, cette maison est devenue un hôtel, tandis qu’Anna est interprétée par Laura Benson. ↩︎
  9. « Je n’avais pas d’estime pour lui, et lui me prenait pour un pauvre type. Nous avions tous les deux raison » dit-il. ↩︎
  10. Interprété par Vincent Perez. Dans la pièce de Tchékhov, il s’appelle Sergueï Pavlovitch Voïntsev, et il est le fils d’un premier mariage du général Voïntsev. ↩︎
  11. Interprété par Thibault de Montalembert, Nicolas est étudiant en médecine. Dans la pièce, c’est Nikolaï Ivanovitch Triletski, fils de Ivan Ivanovitch Triletski, colonel à la retraite. ↩︎
  12. Interprétée par Valeria Bruni-Tedeschi. Dans la pièce, c’est Sophie Egorovna Vointseva, ancien amour de Platonov. ↩︎
  13. Interprété par Thierry Ravel. ↩︎
  14. On le voit partir près du panneau « Angers ». ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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