Le règne animal (Thomas Cailley, 2023)

Il vaut mieux accompagner, porter, l’inarrêtable hybridation du monde.

Notre monde n’a pas encore disparu, il est toujours là. Nous pouvons faire semblant de croire que c’est lui le monde « normal », que ses règles, ses lois et sa police vont pouvoir s’imposer à l’autre monde en train d’émerger, le contrôler, le rejeter vers les marges, s’en débarrasser. Mais ça n’est pas comme ça que ça se passe. L’autre monde s’insinue dans le monde ancien, parmi nous. On ne sait pas comment il fait, ni pourquoi il prend justement cette forme-là et pas une autre, mais c’est ainsi, on n’a pas le choix. Nous sommes forcés d’accepter cette coexistence. Entre les deux mondes, les autorités font ce qu’elles peuvent pour rétablir des frontières qui tiennent, qui soient les moins franchissables possible, mais elles n’ont pas l’initiative. Elles savent réagir, lutter, mais elles ne savent pas répondre.

Ici le thème est celui de l’animal, l’hybridation se fait à partir de l’humain. Quand le corps se transforme, les poils (ou les plumes) poussent, les griffes prennent la place des ongles, le goût et l’odorat se modifient, la marche se déséquilibre, la respiration devient halètement1, l’écriture se perd, la parole se transforme en grognement puis disparaît, on peut ressentir du dégoût, de l’horreur. François2 est une exception : il rend visite à Lana, sa femme hospitalisée3, il continue à l’aimer, à l’appeler par son nom, il l’accompagne avec son fils Emile4 quand elle est transférée (ou déportée) dans le sud de la France. Quand à son tour Emile commence sa mutation, François hésite puis décide : il le soutient, empêche son enfermement et l’aide à s’échapper dans la zone sauvage désormais réservée aux « monstres » qui, quoiqu’animalisés, conservent quelques traits humains. C’est ainsi qu’Emile s’acoquine avec l’homme-rapace5 et croise sa mère, la femme-loup.

Le film hybride les genres (film fantastique, fable écologique, relation père/fils, teen-movie, comédie, récit d’initiation ou d’apprentissage, scènes d’action, antispécisme, film d’horreur, film policier, film politique sur les marges sociales, les banlieues) et se joue des frontières. Quand la gendarme6 chargée de capturer les créatures est remplacée par des militaires, elle dit qu’elle « demande sa mutation », comme si elle s’identifiait aux chimères qu’elle doit surveiller. Une fois métamorphosées, les créatures ne deviennent pas de vrais loups ou de vrais aigles royaux, elles restent composites, hybrides, vulnérables, en souffrance. Les mutants ne savent pas ce qu’ils vont devenir, ils ne sont pas des super-héros mais des humains en redéfinition qui s’interrogent sur leur identité. C’est un monde en basculement, où le chaos ne détruit pas tout. Sa fin n’emporte pas l’univers avec elle, c’est l’expression d’un redémarrage, d’une confiance en l’altérité, la mise en place d’un horizon ni optimiste, ni pessimiste. 

  1. Les oiseaux produisent des sons en aspirant, et non en projetant de l’air. ↩︎
  2. Après « Coupez! » (Michel Hazanavicius, 2022) et « Les trois mousquetaires » (Martin Bourboulon, 2023), on peut dire que l’acteur Romain Duris est aussi un hybride. ↩︎
  3. Comme s’il était possible de « guérir » de cette « maladie ». ↩︎
  4. Interprété par Paul Kircher. ↩︎
  5. Interprété par Paul Mercier. ↩︎
  6. Interprétée par Adèle Exarchopoulos, un peu à contre-emploi – mais c’est précisément le but recherché. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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