Le Bleu du caftan (Maryam Touzani, 2022)

Nettoyer, dans un pur linceul, la crainte et la culpabilité

Il y a quatre personnages dans cette histoire : Halim1, sa femme Mina2, leur apprenti Youssef3, et le caftan4 bleu, un objet coûteux, luxueux, difficile à fabriquer, qui exige du temps et de l’attention. Traditionnellement, le caftan est transmis de génération en génération (de femme en femme). C’est un vecteur de mémoire5, depuis ceux qui l’ont conçu, cousu, brodé, jusqu’à celles qui l’ont aimé et porté. Halim exerce la profession de mâalem6 dans la médina de Salé, à une dizaine de kilomètres de Rabat. Comme son père avant lui, il fabrique des caftans entièrement cousus à la main, en préservant les méthodes et les matériaux du passé. Il a du mal à trouver des apprentis intéressés à apprendre ce métier en voie de disparition, et doit souvent travailler seul tandis que sa femme reçoit les clients. Youssef est une exception : il contribue aux tâches avec soin, ne méprise pas le métier de tailleur, et ne semble pas vouloir s’en aller. Mina n’ignore pas les tendances homosexuelles de son mari7. Celui-ci se sent coupable de ne pas la satisfaire. Elle l’aime, dans le même temps, à la façon d’une femme et d’une mère. Leur relation, faite de douceur et de sensibilité, est restée stérile : il n’y a pas d’enfant. Entre le bel homme et le jeune apprenti, il y a plus qu’une complicité, une attraction. Halim tente d’y résister, ce qui n’empêche pas Mina d’être tout à fait lucide. Elle interdit à Youssef de se changer devant Halim, se méfie de lui, l’accuse même, sans preuve, de vol8. Personne n’est dupe, ils savent tous trois que l’accusation est infondée, mais respectent la jalousie de Mina. Se sachant malade, d’un cancer incurable, celle-ci n’ignore pas que bientôt Halim se retrouvera seul. Youssef assiste à l’étrange amour de ce couple9, un amour platonique plus sensuel que sexuel, il admire cette relation mais ne peut réprimer son attrait pour Halim, qui ne peut que se dérober, par solidarité envers Mina.

Le film est construit sur ce qui circule entre ces personnages : la beauté, la sensualité, le mouvement des corps, le respect mutuel, le désir, et aussi la fragilité, la précarité, un sentiment de culpabilité insurmontable. Tout se passe comme si le somptueux caftan bleu participait à cette circulation. C’est lui, le caftan, qui semble refuser l’exil au domicile d’une cliente arrogante, méprisante, indigne de lui. Tout est bon pour retarder son achèvement, pour qu’il ne quitte pas le trio uni et désuni des trois protagonistes. Quand Mina s’affaiblit, ne mange plus, maigrit, devient incapable de se déplacer seule et de s’habiller, Youssef rapporte le caftan à la maison. Halim peut rester au chevet de son épouse tout en finissant la fabrication de l’objet. Une sorte d’harmonie s’installe entre eux. Mina se réconcilie avec Youssef, accepte l’idée qu’il formera un couple avec Halim. Youssef pardonne à Mina, et Mina remercie Halim, proclamant sa fierté d’avoir été son épouse. Il n’y a pas homme plus pur que toi, lui dit-elle. Dans cette circulation, le caftan bleu ne prend sens qu’à la mort de Mina, quand Halim se débarrasse du linceul blanc traditionnel dans les cultures musulmanes. Il la recouvre du splendide vêtement traditionnel, éloigne la foule des voisins et des religieux. Avec Youssef, ils portent ensemble, fièrement, le corps enveloppé de Mina jusqu’au cimetière.

Le film se termine sur les deux hommes, sereins, dans le café où Mina avait voulu séjourner une fois, avant de mourir. Dans le deuil de Mina, ils sont calmes, heureux. En portant son corps dans les rues de la ville, ils ont incorporé en eux son amour, sa tolérance, sa générosité. La mort de Mina n’aura pas été l’élimination d’un obstacle, elle aura au contraire été l’occasion de franchir un pas, celui de la déculpation. Entre Youssef, orphelin obligé de survivre dans la solitude, et Halim, homosexuel méprisé depuis l’enfance par son père10, il ne pouvait y avoir qu’une relation clandestine, condamnée par la société11 et pourchassée par l’épouse légitime. Au-delà de tout jugement et de toute loi, Mina a procuré à cette relation une sorte de bénédiction. Dans le caftan confectionné par les deux hommes, qu’elle porte pour toujours, cette bénédiction, qui les déculpabilise tous les trois, est inscrite. 

  1. Interprété par Saleh Bakri. ↩︎
  2. Interprétée par Lubna Azabal, qui jouait déjà dans le précédent film de Maryam Touzani, Adam (2019). ↩︎
  3. Interprété par Ayoub Missioui. ↩︎
  4. Longue tunique qui serait apparue au XIIIè siècle pendant la dynastie Mérinide. ↩︎
  5. Autobiographie : Maryam Touzani se souvenait du magnifique caftan dont sa mère lui avait fait don. En le portant elle-même, elle a eu la sensation de revivre la vie de sa mère [une façon d’en faire son deuil, mais peut-être ne se rendait-elle pas compte de cela]. Pour celui du film, elle a choisi une autre couleur (bleu pétrole), mais elle a repris sa broderie. ↩︎
  6. Le mot signifie : maître-artisan. ↩︎
  7. On le voit dans le film rencontrer, au hammam, des partenaires occasionnels.  ↩︎
  8. Elle l’accuse à tort d’avoir égaré ou volé une précieuse pièce d’étoffe.  ↩︎
  9. Maryam Touzani a écrit le scénario avec son compagnon, le réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch, auteur notamment de Much Loved (2015) et de Haut et fort (2021). ↩︎
  10. On dit dans le film que son père l’a rejeté car sa mère est morte en lui donnant naissance. Peut-être y a-t-il d’autres raisons pour ce rejet, ou peut-être y a-t-il un lien entre la mort de sa mère et celle de sa femme, Mina. Il serait l’homme par lequel, malgré l’amour, les femmes disparaissent – terrible responsabilité.  ↩︎
  11. Au Maroc, l’homosexualité est punie par l’article 489 du code pénal. La peine peut aller de 6 mois à 3 ans de prison. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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