L’homme sans passé (Aki Kaurismäki, 2002)

Par la grâce d’une amnésie purificatrice qui annule les fautes, innocente, immunise du passé – on peut recevoir le pardon

Un ouvrier soudeur, laconiquement dénommé M.1, débarque par le train dans la grande ville d’Helsinki. Il est agressé par une bande, roué de coups et manque de mourir. Quand il se réveille dans une zone industrielle désaffectée, il est amnésique. Sans argent et sans identité, il essaie de reconstruire sa vie avec l’aide des sans-abris. A l’Armée du salut, il rencontre Irma2 et tombe amoureux (c’est réciproque). Il transforme les salutistes en groupe de rock. Obligé d’ouvrir un compte en banque pour pouvoir travailler, il est pris en otage par un patron ruiné par la banque qui veut récupérer son argent. L’homme d’affaires dépossédé lui demande de distribuer la somme à ses créanciers, puis, sa dette d’honneur étant acquittée, il se tue. Finalement la police publie la photo de M. dans les journaux. Sa véritable identité est retrouvée. Il apprend qu’il est divorcé et peut épouser Irma. 

Que faut-il pour qu’un homme reparte à zéro après avoir changé d’identité? Il faut que son enfance, sa jeunesse, tout son passé ait été oublié. Il faut que sa dette à l’égard d’autrui ait été entièrement soldée, qu’il ait obtenu le pardon de ceux qu’il a offensés, que personne autour de lui n’ait le moindre souvenir de ses erreurs et de ses défauts. Il faut que, malgré son corps inchangé, il ne reste plus rien de sa vie antérieure, pas même son nom. Tout cela, direz-vous, est impossible, et c’est tout l’enjeu de l’histoire. Il aura fallu qu’il passe très près de la mort, que sa mort cérébrale soit déclarée par les médecins, pour que l’amnésie se déclare, et réalise l’impossible. Cet homme, qu’on désigne par le nom M., tombe amoureux de la plus pure des femmes. Il commence une autre vie sous les auspices de l’Armée du Salut.

La présence de l’Armée du Salut, n’est pas un accident, car le film est chrétien de bout en bout. Pour qu’il y ait résurrection, il ne faut pas seulement que le personnage ait été mort à un moment donné, il faut aussi qu’il ait été purifié, immunisé, nettoyé moralement, ce qui passe par le dénuement et la pauvreté. M. bénéficie de la chose la plus extraordinaire, la plus incroyable : un pardon inconditionnel. Sous son ancienne identité, il était pris dans des logiques incontrôlables de conflit et de réparation, et voilà que le bloc magique s’est mis en marche. Sa dette a été effacée d’un seul coup, sans qu’il n’ait rien à demander. C’est donc un film qui raconte un miracle : il y a de l’inconditionnel. M. reçoit de l’amour, de la compassion, des dons, et même des satisfactions esthétiques, sans qu’on exige de lui, a priori, aucune contrepartie. Il ne s’agit pas d’une survie au sens biologique du terme, il s’agit d’une Résurrection qui arrive d’un coup, comme une grâce.

De nombreux détails du film vont dans ce sens. M. ne pense jamais à mentir. Ce serait pour lui un calcul, alors que ce qui le fait survivre, c’est l’incalculable. Quelles que soient les raisons de se méfier, il dit la vérité à ses interlocuteurs : il n’a pas de nom. Qu’il ne cherche même pas à en inventer un est inconcevable, inimaginable, insupportable pour les patrons, les fonctionnaires ou les banques. C’est une provocation. Tu ne veux pas participer à l’échange social? Alors tu ne bénéficieras pas des prestations. Seule l’Armée du Salut fait exception. Quant au patron désespéré, il n’a pas droit à l’oubli. Pour obtenir le pardon (conditionnel), il devra rembourser ses dettes jusqu’au dernier sou. Il n’y aura pas pour lui de résurrection, il ne repartira pas de zéro, il mourra pour de vrai. 

Certains critiques disent que ce film est politique. Il se pourrait qu’il le soit, et aussi qu’il soit apolitique, et aussi ni politique, ni apolitique. Il s’oriente vers un au-delà du politique, à la manière chrétienne du salut. Pourquoi a-t-il été sauvé ? Il n’y a pas de justification, cela reste un secret entre lui et la puissance divine qui a présidé à ce salut. Sans doute y avait-il en lui une dimension de pureté qui est revenue à la surface – comme ses talents pour la soudure ou l’agriculture. 

Le salut chrétien n’est pas dépourvu de contreparties. Pour être récompensé, il faut que M. pratique au moins une vertu : le désintéressement. Dans sa vie antérieure, il avait oublié la morale, et voici que cet oubli est réparé, comme si le film ne portait pas sur la mémoire, mais sur la remémoration. Il se pourrait que, dans ce film, l’amnésie ne soit qu’un prétexte pour raconter une histoire de résurrection. Désinfecter, immuniser, purifier, c’est l’idéal de la religion. 

  1. Interprété par Markku Peltola. ↩︎
  2. Interprétée par Kati Outinen. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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