Amira (Mohamed Diab, 2021)

Il suffit d’une goutte de sperme pour que s’efface la fiction d’une appartenance pure, indéniable

C’est un film jordanien dont l’intrigue se situe en Palestine, réalisé par un Égyptien1, avec des acteurs originaires de différents pays arabes, qui ressemble à un mélodrame mais touche au plus profond de ce qu’on nomme le conflit israélo-arabe, qui dans son intitulé même suppose une séparation nette entre Israël d’un côté, la Palestine de l’autre. Nous sommes habitués à cette distinction dans laquelle même les Arabes dits israéliens affirment vigoureusement leur identité palestinienne, et les colons de Cisjordanie affirment avec fierté leur identité exclusivement juive. L’histoire, donc, est celle de l’effritement de cette frontière. Amira2, 17 ans, considère son père Nawar3emprisonné depuis des décennies comme un héros, elle s’identifie à lui, sans prendre beaucoup en considération la souffrance de sa mère Warda4 qui n’a connu l’amour qu’à travers une vitre, et n’est devenue mère que par insémination artificielle du sperme d’Anwar, parvenu à elle grâce à des complicités dont elle ne dit pas grand-chose5. Le drame, c’est que cet édifice s’écroule quand Nawar désire avoir un second enfant. L’analyse ADN de son sperme montre qu’il a toujours été irrémédiablement stérile. Nawar n’est donc pas le père d’Amira, son oncle qui lui a donné son nom n’est pas son oncle. Quant à sa mère, soit elle a eu des relations sexuelles hors mariage, ce qui serait terrible pour sa famille, soit elle a été inséminée par un autre homme. Lequel ? Compte tenu du contexte, il n’y a qu’une seule possibilité : c’est le geôlier israélien qui a facilité la sortie du sperme, et qui pour quelque raison a substitué sa propre production à celle qu’on lui avait confiée6. Voici donc Amira biologiquement semi-israélienne, et malgré ses dénégations, malgré sa fidélité à la cause, considérée comme une personne impure, indigne de rester membre d’une communauté authentiquement palestinienne, et même d’une famille ayant engendré un héros. Sa mère lui dit tout net : il faut que tu partes à l’étranger, que tu t’installes en Égypte, car ici tu ne seras jamais acceptée. Sa mère agit comme une sainte, et l’homme qu’elle a toujours considéré comme son père se révèle, lui aussi, exemplaire, en lui conseillant de tout oublier et de s’en aller. Elle refuse et annonce qu’elle va partir du côté israélien pour tuer son père biologique dont on lui a donné l’adresse. Au dernier moment, elle fait demi-tour, mais est exécutée par des garde-frontières. C’est ainsi qu’Amira devient, elle aussi, une martyre.

Le film a été, dans un premier temps, bien accueilli. Il a obtenu deux prix au Festival de Venise 2021, un prix au Festival international du film de Rome, a été présenté au Festival égyptien El Gouna, à d’autres Festivals au Japon, en Tunisie et ailleurs, et sélectionné pour représenter la Jordanie aux Oscars 2022. Dans un second temps, une violente campagne a été déclenchée contre lui. Le film a été accusé d’insulter les prisonniers détenus par Israël et leurs familles, de servir l’occupation israélienne en se moquant des prisonniers, de véhiculer un scénario israélien immoral. Sur les réseaux, il a été traité de dégoûtant, de service rendu à l’ennemi. La Jordanie l’a retiré de la course aux Oscars7, sa distribution a été interrompue8 dans le monde arabe et aussi, semble-t-il, en Europe, y compris en France.

Il y a, dans tout nationalisme, une exigence de pureté que le récit du film vient bafouer. Si sa filiation est impure, la plus sincère et la plus nationaliste des jeunes filles peut être rejetée, déconsidérée, voire condamnée. On ignore ce qui arriverait si une telle situation se présentait effectivement en Palestine, mais l’hostilité, la haine dont le film a été l’objet est un fait indéniable. Cette hostilité n’est-elle pas la confirmation, le prolongement de celle dont la jeune Amira du film est l’objet après la découverte de sa paternité biologique ? Ses camarades d’école ne lui parlent plus, et une étoile de David écarlate a été dessinée sur sa porte. S’il faut se débarrasser du film, comme il aura fallu se débarrasser de la jeune femme, c’est parce que l’un est l’autre sont impurs, hybrides. Or l’hybridité est le pire ennemi des nationalismes9.

On peut mettre en relation cette hybridité interdite avec la passion d’Amira pour la photographie. Elle réalise des photomontages à partir de ses autoportraits, donne l’illusion que sa mère et son père se sont tenus la main dans une fausse photo de mariage10, imagine des voyages avec son père dans des contrées exotiques. Au photographe, tous les mélanges et toutes les manipulations sont permises, mais pour le scientifique comme pour le nationaliste, la généalogie biologique est un fait, qu’on ne peut ni changer ni retoucher. Amira a choisi, sans le savoir, l’art du panachage, des assemblages et des arrangements. Pour supporter la réalité, elle aurait dû revenir à cette passion, comme son oncle le lui suggère en lui offrant un appareil photo. Mais la quête d’identité et la pression nationaliste sont plus fortes. On touche là au cœur du conflit israélo-palestinien. D’un côté comme de l’autre, la pureté généalogique est sacrée, les mariages mixtes sont proscrits. Il faut que l’ennemi soit bien identifié et qu’il reste un étranger. Mais aucune barrière, aucune précaution, aucune prison, aucun check-point, ne pourront empêcher les accidents. Il existe de vrais couples israélo-palestiniens – quoique rares, qui sont le résultat d’un choix, d’une volonté ou d’un amour. Mais si le mélange arrive inopinément, sans décision de quiconque, sans possibilité d’évitement ni d’interdit, s’il est vécu comme une contamination dégoûtante, une bâtardise, alors des mondes s’effondrent, il n’y a pas d’autre issue que la violence et la mort.

  1. Il s’agit du premier film situé en Palestine, réalisé par un Égyptien. ↩︎
  2. Interprétée par Tara Abboud, actrice palestino-jordanienne. ↩︎
  3. Interprété par Ali Suliman, acteur palestinien de nationalité israélienne. ↩︎
  4. Interprétée par Saba Mubarak, actrice jordanienne.  ↩︎
  5. L’ami de son père, le médecin qui l’a inséminée. ↩︎
  6. Il semble qu’en pratique, ce soient des prisonniers palestiniens qui transportent le sperme à leur libération. Une Palestinienne a eu trois enfants par ce moyen, et on estime à une centaine le nombre de couples concernés.  ↩︎
  7. Malgré l’avis favorable du Comité royal jordanien des films, qui explique que « la valeur artistique et le message ne nuisent en rien à la cause palestinienne ni à celle des prisonniers ; au contraire, ils mettent en lumière leur détresse, leur résilience ainsi que leur volonté de vivre une vie décente en dépit de l’occupation ». ↩︎
  8. L’Arabie saoudite a déprogrammé la diffusion du film, bien qu’elle ait contribué à son financement.  ↩︎
  9. Le réalisateur a commenté son film en ces termes : « le fait qu’il existe une certaine forme de « conception immaculée » dans l’endroit le plus sacré et divisé sur terre est fascinant mais surréaliste. Amira est une exploration microcosmique de la division et de la xénophobie qui existent dans le monde d’aujourd’hui. En train de dévoiler l’identité de notre héroïne, le film pose la question : la haine est-elle naturelle ou nourrie ? » ↩︎
  10. Dans une vidéo, on voit sa mère, en robe de mariée, assise à côté du portrait de son père. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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