L’année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961)
Un événement évanescent, indéterminé, sans témoin crédible ni trace, on peut l’évoquer, en faire un film, un pur film, en multiplier les interprétations
C’est un film fascinant, réputé irracontable, mais qu’on peut toujours tenter de raconter tout en sachant que ce récit ne sera jamais qu’une interprétation parmi d’autres. Voici par exemple : « Dans un somptueux palace d’une ville d’eau allemande, des gens vivent dans une atmosphère feutrée. Un homme élégant (X)1 rencontre une femme (A)2 et s’efforce de la persuader que, l’année précédente, à Marienbad, elle avait promis de tout quitter pour vivre avec lui. La femme ne se souvient absolument pas d’avoir eu une telle conversation avec lui. L’homme la poursuit pourtant et la harcèle. Décontenancée, elle ne sait si elle éprouve à son égard du dégoût, du désir, de la peur, tandis que des images tragiques ne cessent de la hanter. » L’événement se situant uniquement entre eux deux, aucun tiers ne pouvant témoigner, ou pas, de sa réalité, le spectateur que nous sommes en est réduit aux hypothèses, aux interprétations, aux explications dont l’auteur du scénario, Alain Robbe-Grillet3, a complaisamment fait la liste : X dit la vérité, mais A refuse de l’entendre; X invente tout au fur et à mesure, donc A ne peut pas s’en souvenir; A est morte, et X vient la chercher aux enfers; ils sont morts tous les deux; X est une allégorie de la mort, c’est l’histoire du rendez-vous de A avec sa mort – elle ne peut l’accepter, mais finit par partir avec lui; A est folle, l’homme est le médecin de l’hopital psychiatrique qui essaie de lui faire revenir en mémoire une histoire traumatique (d’où l’approbation de M, le mari4), X tente d’humaniser A en lui inventant un passé, etc. L’histoire n’est pas faite pour être comprise, dit Robbe-Grillet, les personnages n’ont pas d’existence en-dehors de l’écran, toutes ces explications viennent en plus5.
C’est un monde où toutes les oppositions sont brouillées. La mémoire se confond avec le présent6, on ne peut pas distinguer le réel de l’imaginaire, le fantasme a le même statut que la réalité, les scènes insensées (quand le mari tire sur sa femme, quand la balustrade s’effondre) ont autant de signification que les autres7, le mensonge équivaut à la vérité. C’est l’univers du X sans X : le souvenir sans souvenir, la trace sans trace, le viol sans viol8, l’événement sans événement, la réalité sans réalité, le temps sans temporalité9, etc. Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire dans la logique courante, le X sans X ne laisse pas un vide, un néant. Cette forme réitérée dans tout le film laisse un reste, une trace, elle produit l’événement. C’est toute l’ambiguïté du film : ces personnages qui ne sont rien en-dehors du champ occupent le champ, le jardin qui n’est pas autre chose qu’un jardin est aussi un cimetière, le jeu des allumettes (ou jeu de Nim) qui n’a pas de sens caché fait sens, les différentes tenues de l’héroïne10inexplicables par le récit ou la chronologie troublent l’imagination, les éléments objectifs (décors, chuchotements, couleurs) renvoient à une pure subjectivité, le narrateur délire autant que les personnages, les plans se succèdent comme autant d’objets brisés11, le mouvement de la caméra contraste avec l’immobilité des personnages, etc. Le film ne raconte aucune histoire, il ajoute les unes aux autres sensations et émotions12.
Comme toute fiction, ce film joue sur la croyance, tout en décrédibilisant le récit. Il faut simultanément affirmer qu’Il y a de la trace, sans quoi les deux personnages ne discuteraient pas de l’événement passé, n’en parleraient pas, le film n’existerait pas, et qu’Il n’y a pas de trace, car s’il y en avait, il pourrait y avoir une preuve, une démonstration, ce qui n’est pas le cas. X, seul témoin revendiqué qui montre une photo pour prouver ses dires13, n’est pas crédible, tandis que A, qui refuse de témoigner (au motif qu’elle ne se rappelle pas) n’est guère plus crédible. Ni événement, ni trace, les personnages doivent se débrouiller avec cette double disparition. Les auteurs disent que c’est au spectateur d’expliquer, de comprendre, d’interpréter14, mais ils récusent à l’avance la validité de toute interprétation. En réitérant l’événement dont on ne sait pas s’il a eu lieu, leur film en dévoile certains aspects sans jamais donner aucune assurance15. Les auteurs transfèrent la responsabilité du récit au spectateur, mais en empêchant toute possibilité de démonstration, ils le mettent en échec. La seule interprétation qui vaille, c’est la leur : il n’y en a pas16.
Il n’y a rien d’improvisé dans ce film. Le manuscrit de Robbe-Grillet est extrêmement précis dans ses indications de dialogues, de mouvements de caméra, de décors, etc. Aux demandes de modification d’Alain Resnais, l’écrivain a chaque fois répondu de manière tout aussi précise. Pendant le tournage (auquel Robbe-Grillet n’assistait pas), Resnais a fait preuve d’une rigueur extrême. Il voulait un décor baroque, de longs couloirs, un jardin à la française, de longues ombres pour les personnages, mais pas pour les objets17, un sentiment de dépaysement18, de désorientation. L’espace a été créé de toutes pièces en combinant des lieux et des décors hétérogènes19. Il connaissait son montage par cœur, y compris les effets de caméras et de miroirs, et refusait de changer une virgule dans son texte. Il préméditait tout, calculait tout, et en même temps faisait en sorte que cette dimension calculante soit effacée. Il fallait souligner l’arbitraire, exhiber l’incalculable20. Tout en réglant le moindre détail, il affirmait que le résultat devait être absolument inattendu, y compris pour lui.
L’année dernière à Marienbad ne dit rien d’autre que Je suis un film, un pur film, comme on a pu dire que la peinture abstraite n’était rien d’autre que de la pure peinture. Le cinéma s’y affirme comme art, art pur, inconditionnel, irréductible à tout autre mode de représentation, de pensée ou d’écriture. La multiplication des labyrinthes, trompe-l’oeil, enfilades de portes, de couloirs et de reflets, la réduction des personnages à des silhouettes-robots qui se reproduisent elles-mêmes à l’infini, l’ambiance onirique de morts-vivants qui réitèrent en boucle les mêmes textes, le jeu des symétries toujours réitérées, mais jamais stabilisées, l’alternance de voix off et de paroles échangées, la structure labyrinthique des différentes lignes temporelles21, tout cela renvoie à une mise en abyme répétée du cinéma par lui-même. Dans ce jeu de simulacres et d’éternels recommencements, de la manière la plus inattendue et tout aussi typique du cinéma, ce qui finit par surgir n’est autre que l’émotion à l’état pur.
- Interprété par Giorgio Albertazzi. Alain Resnais voulait un acteur peu connu en France, et avec un accent étranger. L’homme avait fait deux ans de prison pour collaboration avec le Mussolini de la République de Salo, mais s’était racheté ensuite. ↩︎
- Interprétée par Delphine Seyrig, qui vivait à l’époque en couple avec Alain Resnais (on a parlé à ce propos de déclaration d’amour du réalisateur). Le frère de Delphine, Francis Seyrig, a composé la musique du film. ↩︎
- Le film a remporté le Lion d’or à Venise en 1961, et a été nommé à l’Oscar du meilleur scénario. Il n’est pas adapté d’un roman de Robbe-Grillet, c’est au contraire le texte intitulé Ciné-roman, paru en 1961 après le tournage qui s’est terminé en novembre 1960, qui est adapté du film. ↩︎
- Interprété par Sacha Pitoëff, dont on n’est jamais vraiment sûr qu’il soit le mari. Il pourrait aussi bien être un amant, un ami. ↩︎
- En préparation de la sortie du film au festival de Venise, les deux auteurs avaient réuni Claude Roy, Chris Marker, Pierre Kast, Jean Paulhan, Nathalie Sarraute et Henri Cartier-Bresson. André Breton, contacté, a déclaré détester le film. Il fallait le crédibiliser, malgré l’incompréhension générale. ↩︎
- Robbe-Grillet va jusqu’à dire que le passé est impossible. ↩︎
- Selon Robbe-Grillet, les éléments du film n’ont pas plus de justification ou de signification qu’une tache de couleur pour un peintre ou une note de musique pour un compositeur. ↩︎
- Il y a dans le scénario de Robbe-Grillet une scène de viol qu’Alain Resnais a remplacée par une scène ambiguë où A, en extase, semble accueillir X. Une autre scène d’effroi laisse entendre qu’un viol aurait traumatisé A. ↩︎
- Cette formule de temps sans temporalité pourrait concerner tout le courant du nouveau roman, de Michel Butor à Nathalie Sarraute à Claude Simon, et autres. Selon Gilles Deleuze, ce film est l’incarnation de l' »image-temps ». ↩︎
- Toutes conçues par Coco Chanel, que Brigitte Bardot a tellement appréciées qu’elle voulait s’habiller « à la Marienbad ». ↩︎
- Beaucoup d’objets sont brisés dans le film, un verre, des talons de chaussure, une balustrade. ↩︎
- Le paradoxe, c’est que pour figurer l’émotion, les acteurs jouent sur la lenteur, l’immobilité. Plus ils sont imperturbables, et plus le spectateur ressent la passion. ↩︎
- Dans un plan ultérieur, cette photo se démultiplie, annulant son authenticité. ↩︎
- Dans la bande-annonce, il est dit : « Pour la première fois au cinéma, vous serez le co-auteur d’un film ». ↩︎
- Le comportement de X et l’effroi de A suggèrent qu’il aurait pu y avoir un viol, sans jamais l’assurer. ↩︎
- Après tout c’est le travail général du fantasme ou du rêve : il faut qu’il soit ininterprétable, mais on doit l’interpréter sans être jamais sûr d’y arriver. ↩︎
- Dans la scène du jardin, ces ombres ont été peintes sur le sol. ↩︎
- Giorgio Albertazzi était italien, Sacha Pitoëff suisse, et Delphine Seyrig avait été élevée à Beyrouth et à New York. ↩︎
- Trois châteaux allemands (Schleissheim, Nymphenburg, Amalienburg) et un studio français (Courbevoie). ↩︎
- Un épisode typique : Alain Resnais avait prévu que la coiffure de Delphine Seyrig serait imitée de celle de Louise Brooks dans Loulou de Pabst (1929), mais l’actrice s’étant fait couper les cheveux, cela s’est révélé impossible. Une autre coiffure, devenue légendaire, a été inventée. ↩︎
- Resnais a dit de son film : « Je rêvais d’un film dont on ne saurait laquelle est la première bobine ». ↩︎