Passion (Jean-Luc Godard, 1982)

Faire film de l’aporie, c’est-à-dire du désert (Khôra)

Juxtaposition de deux mondes : (1) une usine où une ouvrière bégayante (Isabelle Huppert, qui garde son prénom) se révolte contre un patron, (2) un film en cours de tournage par un réalisateur, Jerzy (Radziwilowicz), qui a envie de tout laisser tomber. L’histoire, c’est qu’Isabelle tombe amoureuse de Jerzy. Mais Jerzy est attiré par Hanna (Schygulla), femme du patron d’Isabelle (Michel Piccoli, à la toux envahissante) et elle-même patronne de l’hôtel où il est logé. A la fin, il semble que Jerzy choisisse Isabelle et parte avec elle en Pologne, où Solidarnosc commence à ébranler le pouvoir. Raconté comme ça, c’est du Marivaux, du théâtre de boulevard, et bien sûr le film n’a rien à voir avec ça. Mais il faut cette histoire qui n’a aucune importance pour que le film fasse monde, ou monde(s).

Entre les deux mondes, l’histoire d’amour est l’un des points communs. L’autre est l’argent. En effet le patron manque d’argent, ainsi que le producteur du film et Jean-Luc Godard aussi, on le suppose. L’argent, c’est ce qui fait tourner, et c’est aussi ce qui empêche de tourner. L’amour, c’est ce qui fait regarder, et c’est peut-être aussi ce qui empêche de regarder (autre chose). La passion, c’est une affaire de dette. D’ailleurs, dans tous les films, on ne parle que d’argent et de cul (dit Godard). 

Donc le réalisateur tourne un film, qui est une fiction (en tant que film représenté), mais n’en est pas une (dans son contenu), puisque c’est une suite de ce qu’on appelle des tableaux vivants, la reconstitution de peintures célèbres par des acteurs en chair et en os. Sur ce plan, on ne lésine pas sur les moyens : y passent Rembrandt, Goya, Delacroix, Le Greco, Tintoret, etc. Par sa mise en abyme, le film de Godard rompt avec le classique, mais il doit quand même exhiber du classique : peinture et aussi musique. Le choix des œuvres est sans ambiguité : c’est le cœur même de l’art classique.

Godard démiurge, devant l’écran blanc, sans trace, immaculé. Il explique qu’un scénario prend 9 mois, entre le fini et l’infini, entre le noir et le blanc. Cet infini va se finir quand la métaphore rejoindra le réel, à l’intersection du réel et de sa métaphore, du documentaire et de la fiction. On peut rêver de rencontrer Godard dans le film lui-même, plutôt que dans le commentaire où il commence par affirmer qu’avant d’écrire, il faut voir1. A-t-il, lui, vu le film avant de l’écrire? On peut en douter, car il a rédigé préalablement une introduction au scénario, un texte qui contient déjà ses principaux éléments. Et la première image du film, avant que l’histoire ne s’écrive, n’est autre que la trace d’un avion s’inscrivant dans le ciel.

Godard montre dans ce film qu’on peut fabriquer un film à partir de rien. Il montre cet invisible que d’habitude on ne voit jamais. Il en résulte une incertitude : Est-ce un vrai film? Ou pas? Qu’est-ce qui a été fabriqué, ici, à partir du désert? Faire un tel film, c’est impossible, et pourtant le voici, c’est l’aporie incarnée par quelques tableaux classiques et une histoire sans queue ni tête, qui court dans tous les sens.

Si la production d’un film est une industrie, il est logique de mettre en parallèle l’usine et le tournage. Derrière l’un et l’autre, il y a l’argent. Dans l’un et l’autre, il y a un bruit infernal qui coupe, interrompt. Les acteurs sont des ouvriers, ils sont réprimés par la police. On peut se permettre toutes les mises en abyme, même les plus caricaturales, et le plus surprenant, c’est que ça marche. Si on l’avait oublié, on nous rappelle à chaque instant que c’est du cinéma, et le résultat est beau. Une belle lumière sur des tableaux vivants, et ça suffit.

Tout le film est une affaire de parergon. Les tableaux sont débordés par le hors-champ, les personnages vivent leur vie réelle (Jerzy Radziwilowicz qui ne pense qu’à ce qui se passe à ce moment-là en Pologne, comme dans la vie). Il n’y a que des étrangers (Schygulla allemande, Jerzy polonais, Laszlo hongrois, Godard suisse), et Isabelle est amoureuse de l’étranger. Le film est une trace, une empreinte du réel, comme le linge de Véronique.

Voici, en complément, l’histoire telle que racontée dans www.cineclubdecaen.com (Jean-Luc Lacuve, avec quelques corrections). Il n’est pas exclu que ce résumé soit inexact, mais cette inexactitude, à sa façon, fait partie du projet de Godard) :

Une petite ville de province. Une usine avec une vingtaine d’ouvrières, jeunes pour la plupart. Depuis six mois, une guerre d’usure entre le proprio de l’entreprise, Michel Boulard, et une jeune femme de vingt huit ans, Isabelle, qui vient de se faire licencier peut­-être pour avoir voulu créer une section syndicale. Isabelle réunit les ouvrières chez elle pour établir une liste de revendications. Elle harcèle aussi son ancien patron pour obtenir une prime de licenciement. Mais les ouvrières ne suivant pas. Isabelle connaît Jerzy qui ne veut ni assister à sa réunion syndicale ni la laisser venir observer son travail. Jerzy est cinéaste. Son producteur, Lazlo Kovaks, Sophie Lucachevski, la script­girl et Patrick Bonnel, le régisseur, s’inquiètent du dépassement de deux milliards maintenant accumulé. Mais Jerzy n’est jamais satisfait de la lumière du studio, le plus moderne d’Europe pourtant, loué 200 000 francs par jour. Il ne veut rien entendre de la part d’un coproducteur maffieux qui lui réclame une histoire et cherche à imposer une de ses protégées comme actrice. En parallèle, Jerzy veut progresser sur un projet artistique avec Hanna, sa compatriote polonaise qui a fui son pays, est devenue la maîtresse de Michel Boulard et tient un hôtel.

Les essais de lumière pour le travail sur La ronde de nuit, de Rembrandt, Les exécutions du 3 mai de Goya ou La petite odalisque de Ingres ne satisfont pas Jerzy. Tout le monde se retrouve à l’hôtel d’Hanna. Patrick, l’amant de la script­-girl et tombeur notoire, y emmène Magali, une ouvrière de l’usine, qui finalement le quitte et quitte la production. Ce sera le machino qui fera l’amour avec elle. Jerzy est aussi courtisé par Rose, la cuisinière, qui l’appelle son prince et qu’il nomme sa princesse. Sarah, la sœur de Rose, prend curieusement les commandes des clients en exécutant de difficiles figures de gymnastique. La production italienne déserte et Laszlo doit appeler Hollywood ce dont ne veut pas entendre parler Jerzy. Le travail reprend. A la place de Magali, Sophie embauche Myriam, la nièce du patron, sourde et muette. Les relations sont tendues entre Hanna et Michel. Jerzy met en scène Entrée des croisés dans Constantinople de Delacroix. Isabelle finit par obtenir sa prime de licenciement. Vierge, elle fait l’amour avec Jerzy. Il n’y aura pas d’Immaculée conception (Greco) car Isabelle accepte la proposition de Jerzy : « Oui par le derrière. Il ne faut pas que ça laisse des traces ».

La production est arrêtée pendant que Laszlo est parti chercher des financements à La Metro. Hanna rentre en Pologne, sur la route, elle croise Isabelle qui part avec elle. Jerzy rentre aussi en Pologne sur les traces d’Hanna et Isabelle. Il la convie pour partir avec lui. Sa voiture n’est pas une voiture mais un tapis volant.

  1. Moïse aurait, dit-il, vu la loi avant de l’écrire. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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