Dieu existe, son nom est Petrunya (Teonia Strugar-Mitevska, 2019)

Tragi-comique, scandaleux, imparable et inéluctable, l’événement sacré qui fait de Dieu une femme

Résumé

C’est une histoire inspirée d’un scandale survenu à Štip en 2014, un « fait réel » comme on dit, un acte accompli dans le village macédonien de Novo Selo, par une femme qui depuis est partie vivre à Londres. L’histoire s’est répétée en janvier 2019, en Serbie, dans la petite ville de Zemun, mais dans ce dernier cas le pope a béni la croix et la lauréate a reçu une ovation. Comme quoi c’est la première fois qui compte. Voici donc l’histoire racontée dans le film, et tournée sur les lieux mêmes où s’était produit l’incident originel. Dans cette petite ville de Macédoine, tous les ans le jour de l’Epiphanie, qui correspond souvent à la fonte des neiges, le pope lance une croix de bois dans la rivière Otinya. Dans ce rituel très populaire, des dizaines d’hommes plongent dans l’eau glacée pour attraper la croix, dont on suppose qu’elle apportera bonheur et prospérité. De son côté, Petrunya vit chez ses parents. Il n’y a pas de travail dans cette région pour une diplômée en histoire de l’université de Skopje, qui plus est spécialiste de la révolution chinoise. Elle passe ses journées dans son lit, et tend à prendre du poids. Sa mère l’oblige à aller à un entretien d’embauche, où le patron la rejette et l’humilie : « Tu es trop moche, je ne pourrais pas même te baiser ». Sur le chemin du retour, elle tombe sur le rituel en question. Alors, sur un coup de tête, encore dans sa belle robe de candidate à l’emploi, elle se jette à l’eau et s’empare de la croix. Les compétiteurs officiels récupèrent la croix, mais le prêtre intervient et la rend à Petrunya, suscitant la colère de la foule masculine. 

Rentrée à la maison, elle se heurte à l’hostilité de sa mère qui l’accuse de vol, de blasphème, de folie. Les deux femmes se disputent, elles se battent devant le père embarrassé, qui défend mollement sa fille. Il faut peu de temps à la police pour la retrouver et la conduire au poste, et peu de temps à la journaliste de service pour en faire un événement médiatique. Mais que peut-on lui reprocher ? Au regard de la loi, elle n’a commis aucun délit. Elle tient bon, refusant de restituer la croix, mais une bande de jeunes, prêts à la lyncher, l’attend à la sortie du commissariat. Finalement le procureur arrive et ordonne de la libérer. La croix lui revient, mais c’est elle-même, à la sortie, qui décide de la rendre au prêtre et à la congrégation à laquelle elle appartient. Ils en ont plus besoin que moi, dit-elle. Puis elle s’en va heureuse, sortie de l’anonymat, sur un chemin enneigé. 

Analyse

Comme l’acte de Petrunya, le titre du film est une sorte de provocation. Dans cette petite ville où presque personne ne proclame sa croyance en Dieu, celui-ci revient de la manière la plus imprévue : plonger dans la rivière pour récupérer la croix sacrée. Rien n’était prévu à l’avance, pas même la provocation. La révolte de Petrunya prend la forme d’une résistance passive contre sa famille et surtout sa mère, contre sa vie étriquée, misérable, contre l’injustice qui fait que, malgré ses excellentes études et son diplôme, elle n’a pas de travail, et aussi, contre la place réservée à la femme. Elle n’a rien en propre, ni famille, ni amant, ni vêtements, tout juste une amie qui ne la soutiendra pas jusqu’au bout. Son seul soutien est un père âgé, affaibli, presque muet. Par son intelligence, sa vigueur, elle hérite d’une force passée, inemployée.

Le film est dans l’air du temps. Fable sociale, récit édifiant dont la morale féminisante ne surprendra personne, c’est aussi une sorte de farce, le gonflement exagéré d’un événement dérisoire. Comme dans toute fable il y a pas mal de méchants (les machos qui réclament la croix, la mère de Petrunya, le directeur de l’usine, le commandant de la police), quelques gentils (le père, l’un des policiers), et beaucoup de personnages intermédiaires : la journaliste, prête à perdre son emploi pour faire un coup tout en montrant sa solidarité, le prêtre qui réagit spontanément en faveur de Petrunya au début du film mais doit tenir compte de sa hiérarchie, de la police et de ses ouailles. Comme dans tout film respectable et consensuel, il y a la juste dose d’émotion et de transgression. En bref c’est un bon produit même si, commercialement, il ne fait pas un triomphe, et même si, localement, il fait plutôt rire. En outre le film est une affaire de famille, puisque la sœur de la réalisatrice, Labina Mitevska, productrice, joue le rôle de la journaliste, tandis que son frère Vuk est décorateur, scénographe et coproducteur. Quel rapport cela a-t-il avec l’image étonnamment négative de la mère? On n’en saura rien, et peu importe cette dimension du contexte.

Petrunya est la seule personne nommée dans le film, les autres personnages ne sont identifiés que par leur fonction ou leur métier. Ce nom unique, on le retrouve dans le titre qui proclame que Petrunya est un nom de Dieu, une proclamation indéniablement théologique soulignée par le titre en anglais : « God exists, Her Name is Petrunya ». Le Dieu d’aujourd’hui, pas le Dieu tout-puissant de l’église officielle mais le Dieu faible de la théologie négative, porte un nom de femme. Faut-il en déduire que le film n’est pas contre la religion, mais au contraire tout contre, tout proche ? Le prénom de la réalisatrice, Teonia, n’évoque-t-il pas lui aussi, par sa sonorité, une théogonie ? Un autre aspect peut aller dans ce sens. Il semble que Petrunya, comme Marie, soit vierge. Elle raconte elle-même dans le film une histoire de fille vierge, et ne répond pas à la question de sa copine. Par son acte fécond et involontaire, elle s’auto-déflore, elle rompt sa virginité. Sa relation avec le jeune policier, aussi chaste soit-elle, suggère le début d’une histoire d’amour. Petrunya n’aura plus à cacher ses rondeurs, elle deviendra fière de son corps. Au moment où elle se jette à l’eau (dans tous les sens du terme), elle ne prend aucune décision, la décision se prend sans elle, elle vient de l’autre. Elle ignore pourquoi elle a fait ça, et comment ça s’est imposé à elle. Ce n’est ni un calcul, ni une provocation, ni un désir de se faire remarquer. Alors c’est quoi ? La venue de quelque chose qui n’a pas encore de nom.

Au cœur de la célébration, Petrunya survient comme un corps étranger. Trop forte, trop vigoureuse, elle éclabousse, elle désarticule le système. Corps étranger est bien le mot : trop éloignée des normes de la féminité, elle se promène dans une robe à fleurs passablement ridicule, elle fait rire. Son plongeon est une transgression mineure qui se transforme en impureté, en faute. Elle fait savoir qu’elle n’agit pas selon les règles établies, mais selon ses propres règles qu’elle invente au fur et à mesure. A ceux qui méprisent son passé universitaire, elle annonce qu’elle n’est pas historienne pour rien : elle fait l’histoire. Au fond la religion n’a qu’une place secondaire dans le film. Ce n’est pas la foi qui compte, c’est la norme. La croix n’a de valeur que par l’acte qu’elle pousse à accomplir. C’est cet acte qui valorise Petrunya, et non la possession de la croix. Une fois passé l’événement, l’objet perd sa sacralité, il ne présente plus aucun intérêt. Le Dieu-femme qui arrive, dissocié de toute religion, fait oublier la dimension tragique de l’histoire. Il fait irruption dans un éclat de rire qui laisse sans voix les autorités établies.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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