Rengeteg (Benedik Fliegauf, 2003)

Tout autre, derrière l’apparence de normalité, est excessivement singulier, infiniment autre

Le film commence et se termine dans un centre commercial, par le même plan-séquence de trois minutes. Dans le premier passage, on croit voir des personnes normales, banales, sans traits particuliers, le genre d’individu anonyme tel qu’on peut le percevoir dans une foule. Mais dans le second passage, après une heure et demie de film, ce ne sont plus les mêmes. Pour chacune de ces personnes, le film a déroulé un fragment d’histoire, et chacune de ces sept histoires est plus étrange, irrationnelle, incroyable, incompréhensible, folle, etc., que l’autre. On se rend compte que ces individus pris au hasard dans une foule ont chacun une singularité forte. Parmi ces gens qui pourraient être venus faire leurs courses, aucun n’est normal. La bizarrerie de leurs histoires, leur dimension anomique, asociale, est rendue par le titre hongrois Rengeteg1, qui signifie gigantesque, énorme, excessif – une signification que le titre anglais Forest2 ne rend en aucune façon. C’est ce contraste qui rend le film impressionnant, qui nous laisse pantois. Chacune de ces personnes est une autre personne, qui reste inconnaissable, inaccessible, même avec le fragment de vie que nous avons vu, et encore plus avant ce fragment. Le film montre la folie humaine, le bain d’absurdité dans lequel chacun survit. Il y a dans chaque histoire un dialogue, mais il est inracontable. Le film propose une incarnation de l’absolue singularité de chacun, une allégorie de l’altérité et de l’unicité infinie de l’autre.

  1. Pour traduire Rengeteg, le dictionnaire franco-hongrois propose les expressions suivantes : énormément de, une multitude de, innombrable, une masse de, comme s’il en pleuvait, des monceaux de, un trésor de, une craquée de. Il ajoute quelques exemples : rengeteg kéregető (légion de quémandeurs), rengeteg különböző zenét (plein de choses différentes), rengeteg látogató (masse de visiteurs), rengeteg pénz (un argent fou), rengeteg pénzbe kerül (cela coûte des sommes folles), rengeteg sok baj (une infinité de maux).  ↩︎
  2. Le titre renvoie à la dernière histoire où une jeune femme refuse de quitter ce qui ressemble à une forêt. Mais ce mot n’a pas la même tonalité d’exagération que le mot Rengeteg↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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