Ayer maravilla fui (Gabriel Mariño, 2017)

Chaque jour ton corps change, tu es la même personne sans l’être et tu peux te réveiller tout·e autre.

Résumé

Dans la ville de Mexico, un être solitaire passe son existence à changer de façon incontrôlable de corps. Ne sachant pas quand il va se transformer, il mène une vie monotone, voyageant parmi des corps d’hommes, de femmes et de personnes âgées, qu’il finit par abandonner. Sa lassitude et son désespoir sont confrontés à l’amour qu’il ressent pour Luisa. Le titre est tiré d’une phrase d’un poème de Luis de Góngora (“Aprended, Flores, en mí”) : “Ayer maravilla fui, y hoy sombra mía aun no soy”. Hier j’étais une merveille, et aujourd’hui je ne suis même pas l’ombre de moi. En vieil homme, le personnage ne s’aimait pas, en jeune homme il ne s’aime pas non plus, mais en jeune fille il était une merveille, sous-entendu : digne d’amour. Faut-il avoir un beau corps pour être digne d’amour ? En tous cas la relation entre Ana et Luisa est le centre du film, précédée par le vieil homme et suivie par le jeune. Ainsi commence une lutte pour lui en faire part, à travers différents visages et corps, afin de peut-être parvenir à être avec elle en dépit de son état.

Le film commence dans le métro, un lieu anonyme où les gens passent, se croisent, sans se connaître. Puis s’intercalent les images d’une chambre avec un lit, une table, un placard qui contient des vêtements qui pourraient habiller toutes sortes de corps, masculin, féminin, grand, petit, jeune, vieux. Puis une autoroute, une ville anonyme elle aussi, innommée (Mexico), un cahier où Emilio, de sa main tremblante, a inscrit des traits, quelques dizaines, un par jour. Il se regarde dans la glace, vérifiant que son corps n’a pas changé. Le vieil homme soigne ses plantes, il doit gagner sa vie, il doit travailler malgré son handicap. Il salue la coiffeuse, Luisa, qui va l’aider à peler une pomme et lui coupe les cheveux. Il aurait aimé l’accompagner au bord de la mer, mais elle refuse. Alors vient la musique, la ritournelle qui reviendra avec les autres corps du même personnage. L’homme est triste, la coiffeuse aussi. Il rentre chez lui, regarde des diapositives, seul lien probable avec un passé lointain qui reste flou, indéterminé. L’image en noir et blanc est somptueuse et déjà, le personnage se réveille dans le corps d’Ana. Elle se touche, se caresse, s’admire. Ses mains ne tremblent plus, son visage n’a plus de rides, elle est heureuse, elle sourit. Dans la glace, elle se regarde sous tous les angles, étonnée elle-même par sa beauté. Long silence jusqu’au moment où elle s’habille, elle mange un oeuf. Quand elle inscrit son prénom sur le carnet, la musique reprend. La voici dans la ville impersonnelle, entre la gare routière, le train et les avenues encombrées. Elle longe le salon de coiffure, revient chez elle et regarde les diapositives. Quelle est cette mémoire rangée soigneusement dans une boîte ? Elle ne se lasse pas de son corps, sa peau douce. Elle s’occupe de ses fleurs, puis elle demande à Luisa de s’occuper de ses cheveux. La chevelure comme moyen de séduction, y compris entre femmes. 

Ana rentre chez elle. Nous la voyons de face interroger son visage dans le miroir. Elle regarde longuement, très émue, des diapositives. Elle pleure. Elle trouve du travail comme serveuse. Elle rend visite à Luisa qui est devenue son amie. Elle dit qu’il n’y a pas de silence dans cette ville. Elles sortent, elles s’ennuient, elles n’ont aucun intérêt pour les hommes, la vie sociale n’est pas faite pour elles. Elles errent dans la ville. C’est Ana qui prend l’initiative du rapport amoureux. Elles mêlent leurs corps, leurs lèvres, leurs chevelures. Ce sont de belles femmes endormies, dignes de la grande peinture. Un grand jour pour Ana – la voici en couple, elle a enfin brisé la solitude. Les dizaines de jours passent, elles se confient l’une à l’autre. Luisa raconte son intérêt pour le dessin, comment elle a été violée dans son enfance, et Ana raconte un rêve où elle se voit au sommet d’un arbre, dans une ville-forêt où elle passe de génération en génération, changeant de corps. Elle voudrait que Luisa l’accompagne, au bord de la mer. 

Ana se réveille comme garçon et choisit pour prénom Pedro. Il est malheureux, en colère. Impossible pour lui d’honorer le rendez-vous qu’Ana avait conclu avec Luisa. Celle-ci cherche Ana, désespérément. Elle imagine la croiser dans la rue, mais elle a disparu. Il ne reste à Pedro qu’une possibilité : le salon de coiffure, demander à Luisa de s’occuper de ses cheveux, comme Ana. Mais la séduction n’opère pas. Il se regarde dans le miroir et ne se reconnaît pas. Je suis Pedro, dit-il sans y croire. Luisa n’entendra pas son salut. Il se tourne vers les diapositives, où la nostalgie finit toujours par revenir. Il fait un cadeau anonyme à Luisa : N’abandonne pas, lui écrit-il, mais c’est un adieu. 

Luisa se remet à dessiner, comme si l’aventure avec Ana l’avait aidée à récupérer cette faculté. Elle demande à Pedro si elle peut faire quelque chose pour lui. « Non », répond-il. Pedro choisit dans ses plantes une fleur à lui offrir. Dans le pot se trouve une allumette sculptée, que Luisa reconnait. Elle se précipite vers l’immeuble d’Ana. Pedro cherche du travail pendant que Luisa attend devant sa porte. La rencontre n’aura pas lieu (en tous cas pas dans le film). Il ne reste à Luisa que des souvenirs : les allumettes, un portrait d’Ana qu’elle a réalisé de mémoire.

Analyse

C’est toujours la même personne, mais il arrive de temps en temps qu’elle se réveille le matin dans un autre corps. D’abord Emilio, un vieil homme aux mains tremblantes, puis une belle jeune femme (Ana), puis un jeune homme timide (Pedro). C’est toujours la même chambre et le même cahier, où le personnage note son prénom (qu’il a peut-être inventé, qu’il s’est peut-être donné à lui-même). Dans ce cahier unique il signe à chaque fois d’un autre nom et d’une autre façon de marquer sa présence (un trait par jour, mais ce n’est pas toujours le même trait). A le regarder, on saura que le personnage a eu le corps d’Emilio pendant tant de jours, celui d’Ana pendant tant de jours, et celui de Pedro pendant tant de jours. Le corps change mais la mémoire reste : Pedro a les souvenirs d’Ana qui a les souvenirs d’Emilio etc. Le passage d’un corps à un autre est une petite mort, corporelle et sociale, puis c’est aussi la transmission de la vie, le passage du vivant d’un corps à un autre. Le personnage ne sait jamais comment il va se réveiller le lendemain matin : il regarde d’abord ses mains, ses bras, puis s’observe dans le miroir. 

Tous trois se font couper les cheveux par Luisa, une coiffeuse. On ignore à quel moment le personnage est tombé amoureux de Luisa. Peut-être Emilio a-t-il été le premier, ou peut-être ce corps a-t-il pris la suite d’un autre corps. En tous cas l’amour se concrétise entre deux corps féminins : Luisa et Ana. La scène de tendresse lesbienne qui nous est montrée accentue encore la beauté de leurs corps. Quand Ana devient Pedro, il faut que ça s’arrête, et c’est le désespoir, pour Luisa comme Ana-Pedro, qui ne peut pas révéler son « identité » à Luisa, car Luisa a été violée dans son enfance. On comprend qu’elle n’aimera jamais un homme, elle ne peut aimer qu’une femme – c’est-à-dire, pour elle, un corps de femme. 

La métamorphose des corps, imprévisible, arrive la nuit. Est-elle le résultat d’un rêve ? D’une plongée dans un autre espace ? On ne peut trouver aucune cause. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est inéluctable, elle arrive comme la naissance ou la mort, ou les deux à la fois, mort et naissance liées, alliées, indissociables, sans prévenir. 

C’est un film sur le changement, et en même temps sur le retour du même : la chambre, les diapositives, les plantes, les allumettes découpées, sculptées et aussi un refrain musical, le second mouvement de la sonate pour piano D.959 de Schubert. Ce sont des points fixes, des croisements. Tout revient à l’identique, sauf le corps du personnage. La répétition est étrange, troublante, et redouble celle qui a affecté la ville de Mexico en 2016, quand le Distrito Federal (DF) est devenu Ciudad de Mexico (CDMX). Alors la ville a changé de nom, mais pas de corps. On voit dans le film un énorme graffiti : CDMX ESTA MUERTA, DF POR SIEMPRE. Le DF survit cinématographiquement malgré les perpétuelles transformations de la ville de Mexico, mais aucun des personnages n’y trouve un lieu stable.

Ana espère que sa relation d’amour avec Luisa interrompra cette métamorphose, que le changement s’arrêtera, mais ni le temps ni la ville ne lui font ce cadeau.

Peut-on tomber amoureux de l’essence d’une personne et non pas de son corps physique? Telle était la question de départ du réalisateur. Il a voulu se laisser entraîner par le film, sans script préalable, en espérant peut-être que la réponse viendrait de là, de cette expérience, du tournage, de l’imprévision des acteurs ou de ce qu’il en restera dans le souvenir des spectateurs. Après cela, bien entendu, la question reste ouverte. Qui est le personnage? On ne peut le définir ni par son corps, ni par son nom. Peut-être a-t-il une histoire, mais on l’ignore aussi – le peu qu’on en sait ne suffit pas à construire une identité. Son trait principal, s’il en a un, c’est le changement de corps. C’est ce changement qui fait son identité et l’unité de son esprit. A ce trait principal s’ajoutent d’autres particularités : 1. le personnage est amoureux d’une femme, Luisa. 2. le personnage est seul, une solitude indépassable car elle est liée à sa condition inavouable, inexplicable, injustifiable. Y a-t-il d’autres personnages comme lui ? Il ne peut pas le savoir. 3. Il est pris dans une relation impossible, et il le sait. Qui pourrait aimer en même temps plusieurs corps, ceux d’un vieillard, d’un jeune homme et d’une jeune femme? Qui pourrait faire confiance à une personnalité aussi diversifiée, versatile ? 

La scène où Ana se regarde dans un miroir comme si elle nous faisait face (vers 26′), est un faux regard-caméra car même si nous la regardons dans les yeux, ce n’est pas nous, le spectateur, qu’elle fixe, c’est elle-même. Ce n’est pas nous qu’elle interroge, c’est sa propre identité. Elle n’attend pas d’un autre la définition de cette identité qui reste instable, indéterminée. 

Le film pose la question du genre comme celle de l’âge : il n’y pas de différence, et pourtant ça change tout. Le personnage est supposé n’avoir aucun genre, mais il ne peut pas échapper à la question du genre. Quand Ana prend l’initiative de faire l’amour avec Luisa, n’est-elle pas encore Emilio et tous les personnages masculins qui l’ont précédée ? N’est-elle pas déjà Pedro qui viendra après elle ? La scène d’amour lesbien, filmée par un homme, n’est-elle pas ambiguë ? 

Un jour Ana tente d’expliquer à Luisa quelle est sa condition, mais elle ne peut pas le faire directement, elle doit passer par le récit d’un rêve où elle se voit au sommet d’un arbre, contrôlant les corps des autres avant de s’en débarrasser. Ce n’est qu’un rêve, un rêve bizarre, qui en réalité ne donne aucune clef. Elle aura rêvé qu’elle peut contrôler le processus, mais à la fin du rêve, elle redescend sur terre. 

On peut lire le film comme une métaphore de nos difficultés les plus banales : devoir accepter les changements qui affectent nos corps sans rien contrôler. Je me regarde dans la glace et je vois passer les amours et les années. Mais on peut voir les choses autrement. Chaque mutation est pour le personnage à la fois :

  • la continuation, la réitération de son expérience;
  • un événement unique, complètement nouveau et imprévisible.

Comme si la vie ne se contentait pas d’un cycle et exigeait autre chose, comme s’il fallait toujours à la vie un supplément de vie. La particularité de ce film, c’est que ce supplément vient en trop. Le personnage ne le désire pas, au contraire, il voudrait s’en débarrasser. La vie plus que la vie, cette vie incontrôlable, insupportable, irréductible, n’apporte jamais aucune garantie, ni de réussite ni de bonheur.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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