Séjour dans les monts Fuchun (Gu Xiaogang, 2019)

En associant le long du fleuve les lieux fragmentés de la dette, de l’économie et de l’échange, on appelle une autre unité, une autre éthique

Résumé

Le film commence par l’anniversaire d’une vieille dame (70 ans, à peu près l’âge de la révolution chinoise) et se termine par ses obsèques. Entre les deux, le récit s’organise autour des relations compliquées entre ses quatre fils, qui doivent prendre la mère en charge. L’aîné tient un restaurant de bon standing avec sa femme, mais il est lui-même endetté. Le second est un pêcheur obligé de vivre sur un bateau avec sa femme et son fils après avoir été expulsé de son domicile. Le troisième, abandonné par sa femme, empêtré dans des histoires de jeux truqués, tente de survivre avec un fils handicapé, tandis que le cadet travaille sur des chantiers de démolition et ne pense qu’à profiter de la vie. Leurs relations sont ambiguës : mélange de solidarité pécunière, d’indifférence et d’obligation familiale et sociale. Le film s’organise en plan-séquences, dans un long travelling le long de la rivière Fuchun : le fils du pêcheur nage dans le fleuve avant de présenter son père à son amie qui, comme lui, aime l’art; après un rite traditionnel bouddhiste, le bateau de pêcheur s’avance lentement vers le pied des tours. Tout se passe comme si ces séquences fluviales apportaient au film l’unité ou la continuité qui manquent aux rapports sociaux. Tandis que la ville de Fuyang, sur le point d’être reliée par métro à Hangzhou1, hésite entre passé immémorial et enrichissement immobilier, la vie familiale tourne autour des questions d’argent, de dettes, de marchandages, de racket, de négociations, de mariage arrangé, ce qui ne les empêche pas de traiter la vieille mère et l’enfant handicapé avec un soin touchant. Quand la grand-mère tombe malade, perd la mémoire, il faut payer l’hôpital ou l’accueillir chez soi. On discute, chacun son tour devrait prendre sa part. La fille du restaurateur décide de se marier avec un modeste professeur d’anglais ce qui entraîne la réaction négative des parents qui répudient leur propre fille. Finalement les jeunes se marient sans le consentement des parents, et tout le monde se réconcilie le jour des obsèques.

Analyse

Le titre du film, Séjour dans les monts Fuchun, renvoie à un célèbre rouleau, une peinture « de montagne et d’eau »2, réalisée par Huang Gongwang, l’un des quatre grands peintres de la dynastie des Yuan (1269-1354). Cette peinture longue de cinq mètres, pleine de vides et de hâchures3, est transposée avec les moyens du cinéma en longs travellings au bord de la rivière. Le tableau est un vaste paysage à l’encre, aux montagnes arrondies, avec quelques demeures perdues dans l’immensité. Dans un commentaire inscrit à la fin du rouleau, le peintre, un lettré taoïste qui s’était réfugié dans la région à la suite d’un délit mineur, explique qu’il l’a d’abord esquissé, puis emporté plusieurs fois sur place pour le retoucher, entre 1347 et 1350. Il avait alors entre 78 et 82 ans.

Le film a pour cadre le parc naturel du fleuve Fuchun, le site du tableau de Huang Gongwang. Le réalisateur, né en 1988 à Fuyang, y est revenu en 2016 pour l’écriture. Il l’a tourné en quatre saisons, pendant deux ans – une façon de réitérer la retraite du vieux maître. Le film joue sur le contraste entre un profond bouleversement et la persistance d’un paysage et d’anciennes traditions. Les aînés parlent un dialecte du sud4, tandis que les plus jeunes ne s’expriment qu’en mandarin. Les épisodes-clefs se passent sous le même arbre : un vieux camphrier de 300 ans, témoin des rencontres, des mariages et des enterrements. Comme dans le tableau, on découvre progressivement les minuscules détails de la vie : une maison dans un bosquet, une barque de pêcheur, un paysan qui marche, un temple sur la pente de la montagne, dans l’étendue du paysage. Dans les bâtiments en voie de destruction, on trouve encore des valises pleines de vieilles lettres et de photos anciennes. L’ensemble forme une unité fictive, en contraste avec la fragmentation du lien social et la prévalence du lien d’argent. Le réalisateur appartient à la génération des enfants uniques qui n’ont manqué de rien. Comme la vieille dame coupée du monde, ils sont moins portés que leurs parents sur leurs questions matérielles. Sans se révolter ouvertement contre la génération précédente, ils gardent leurs distances, ils agissent différemment. 

C’est un film qui met en parallèle deux éthiques, l’une traditionnelle, où domine l’échange monétaire, l’accumulation des richesses et la solidarité familiale, et l’autre non définie, plus discrète, en manque de légitimité. Pour justifier cette seconde éthique émergente, le réalisateur transpose une peinture d’inspiration taoïste dans la facture même de son film. Il intercale des scènes isolées les unes des autres, et par le long travelling qui longe la berge de la rivière Fuchun, il restaure une certaine unité. Avec la nouvelle génération qui rejoint l’ancienne, c’est le rapport à l’autre et à la dette qui est transformé. Il faut, pour réaliser un film comme celui-là sur une période de deux ans, avec peu de moyens financiers, une motivation personnelle. Le père du réalisateur, qui tenait un restaurant avant d’être expulsé, appartient lui aussi à une fratrie de quatre, et les troisième et quatrième du film sont joués par ses oncles. Mais ces éléments anecdotiques ne sont pas suffisants. Il faut encore un autre type de motivation. 

On connaît la célèbre expression « Le travelling est affaire de morale » lancée par Jean-Luc Godard en 1959 à propos de la représentation de la Shoah. Il n’y a évidemment aucun rapport entre Séjour dans les monts Fuchun et la Shoah, sauf les travellings, qui portent la véritable exigence du film, celle de la méditation taoïste, en tant qu’elle est absolument étrangère à l’économie. Les nouveaux paysages urbains, où la verticalité domine l’horizontalité, ont quelque chose d’immoral que le long déplacement de caméra de plus d’une dizaine de minutes vient contester. Il introduit dans le temps, dans l’espace, entre les générations, une continuité pleine de blancs qui marquent, en même temps que l’autre éthique, son indétermination.

Le film commence sous le camphrier par un couple qui se présente maladroitement dans le cadre d’un mariage arrangé (le point d’où l’on part). Vers 30′, nous trouvons nos amoureux. Ils ne se connaissent pas encore, mais ils sont déjà amoureux, un amour auquel les parents de la jeune fille s’opposent pour des raisons d’argent. Le jeune homme est issu d’une famille pauvre, et il est très peu probable qu’il s’enrichisse par son métier, professeur d’anglais. Mais ils s’en fichent, ils s’aiment, et déjà ils se tiennent la main. Le garçon a étudié à l’étranger, une langue étrangère (extériorité), et est revenu. Elle explique qu’elle n’a pas le droit de nager dans le fleuve à cause des tourbillons (danger). Il lance un pari : je vais plus vite à la nage que toi à pied (lenteur). Il plonge (le corps), nage, passe devant un pêcheur, nage toujours, puis arrive, au bout de 3 minutes, à l’escalier où il retrouve son amie. Il se rhabille, ils continuent leur promenade (le chemin). Il propose de lui présenter son père, qui était pêcheur et travaille toujours sur son bateau (passé-présent). Il a grandi sur un bateau où il a vécu avec ses parents (horizontalité) et, un jour, s’est presque noyé (risque). Ils se tiennent la main. Ils passent devant des personnes âgées assises sur des bancs (les générations). Il explique qu’il prépare une thèse de doctorat (université) sur des rouleaux de peinture (Huang Gongwang, le taoïsme). Ils passent devant d’autre pêcheurs. Elle dit qu’elle était une super-star à l’école (savoir), elle faisait du théâtre (l’art). Elle raconte la pièce (une histoire de bateau, d’envol). Ils croisent un homme qui baigne ses chiens (animal). Elle raconte une histoire de voyage (hospitalité). Il est un nageur-né. Ils courent vers le bateau du père, main dans la main. Ils montent sur le bateau (un ferry, moderne mais lent) qui s’engage sur le fleuve (traversée). Le travelling se termine au bout de 11 minutes par une scène qui réunit la jeune fille et sa grand-mère (le point d’arrivée : passé-futur). 

C’est au spectateur de réunir à sa façon les thèmes de l’autre éthique. Le film ne propose aucune pensée construite : il en laisse le soin au voyeur, au spectateur.

  1. Siège de la célèbre société Alibaba. ↩︎
  2. En chinois Shanshui. ↩︎
  3. On peut à loisir examiner les détails de cette immense peinture en se connectant sur le web à cette adresse↩︎
  4. La langue de wu. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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