Papicha (Mounia Meddour, 2019)

Pour résister aux pulsions de mort, de cruauté, il faut la pure gratuité de l’ornement féminin

À Alger, au début des années quatre-vingt-dix (la décennie noire), Nedjma1 est étudiante en français et lettres modernes. Elle habite à la Cité universitaire d’Alger. Passionnée de stylisme, elle dessine, découpe et coud des robes pour ses amies. Avec ses voisines de dortoir, Wassila, Samira et Kahina, elle mène la vie d’une jeune femme libérée, fait le mur et vend ses créations dans les toilettes de la boîte de nuit où elle sort. Cette bande de « papichas » (jeunes filles coquettes) s’exprime dans un sabir « françarabe » qu’elles inventent au fur et à mesure. Chacune a sa personnalité. Samira commence ses journées par les prières et ne sort jamais tête nue. Kahina ne rêve que de départ. Nedjma et Wassila aiment leur pays et n’imaginent pas une autre vie. Mais l’islamisme se répand, les bombes remplacent les tracts et les boutiques arrêtent de vendre des bijoux et des tissus polychromes. Les filles continuent à vivre à leur façon jusqu’à ce que la soeur de Nedjma, Linda, qui refuse de se soumettre aux islamistes, soit assassinée. Nedjma prend alors une décision qui peut paraître étrange : organiser, coûte que coûte, un défilé de mode au sein de sa résidence universitaire, en fabriquant des modèles de robes sur le thème du haïk, la grande pièce rectangulaire qui habillait les femmes algériennes avant qu’elles soient forcées de porter le niqab saoudien. La directrice, qui n’ignore pas le risque politique majeur, finit par accepter. À peine le défilé est-il terminé que, dans le noir, des hommes au visage dissimulé massacrent à la mitraillette les jeunes filles. Nedjma échappe à la mort de justesse.

C’est une histoire de deuil. Nedjma est en deuil de sa soeur Linda. Elle veut lui rendre hommage, lui restituer sa fierté posthume dans cette période où l’Algérie est en deuil d’elle-même. Deuil d’un pays, deuil d’une joie de vivre, deuil d’un avenir, pour ces filles dont certaines vont se faire massacrer et d’autres seront contraintes de survivre sur un mode restreint, mutilé. Au fond, Nedjma est déjà presque morte, elle se fait à l’avance la narratrice du récit de sa propre mort. Il est hors de question pour elle d’aller vivre en Europe, comme le lui suggère son petit ami. C’est le récit d’une marche vers son effacement, une autothanatographie. Le défilé de mode qui ressemble à un défi est aussi un acquiescement. C’est un moment d’irresponsabilité, de grand plaisir, de jouissance et d’autodestruction. S’il n’y a plus rien à attendre, si aucun acte militant ne peut aboutir, autant mourir tout de suite dans une sorte d’orgasme. 

En avril 2019, lors de la présentation du film à Cannes, les actrices et la réalisatrice se sont présentées avec des badges Qu’ils s’en aillent tous, l’un des slogans des manifestants du hirak en février 2019. Malgré le succès du film à l’étranger, l’avant-première prévue à Alger ainsi que la sortie nationale ont été annulées en septembre 2019 sans explication. Quelqu’un a signé le visa d’exploitation, et quelqu’un, ailleurs, a interdit les projections publiques. Ensuite, malgré cette censure, le film a représenté le pays aux Oscars en février 2020. Ces contradictions ne sont pas étrangères à l’essence pharmacologique de Papicha – une potion qui pourrait guérir, mais qui terrorise certains. Que faire en réaction ou en réplique à l’assassinat de Linda ? Comment prendre le contre-pied de ce meurtre sans l’imiter ? Comment ne pas répondre à la violence par la violence ? Nedjma ne veut pas se lamenter. Elle ne voudrait pas d’un deuil éploré qui donnerait raison aux forces de mort. Il faut quelque chose d’autre, d’absolument autre, de totalement gratuit. Puisqu’ils rejettent la féminité, la séduction, l’ornement, il faut l’affirmer haut et fort sans entrer dans aucune transaction, aucun compromis. Le haïk, étoffe blanche traditionnelle que les femmes algériennes utilisaient pour s’habiller, contraste avec le hijab noir. C’est le point de départ de sa proposition. Puisqu’elles parlent une langue hybride franco-algérienne, elles choisiront aussi une forme hybride, entre le défilé de mode à l’occidentale et le jeu oriental des tissus. Elles ne montreront pas leurs corps aux hommes, mais elles en seront fières. Cette réplique n’est pas une fuite, ce n’est pas un départ vers la France comme le propose le petit ami de Nedjma, c’est quelque chose qui n’entre dans aucun calcul rationnel. Quelles qu’en soient les conséquences, le vêtement algérien le plus usuel doit être transformé en symbole sensuel de féminité.

Comme le pharmakon platonicien, le défilé est double : il affirme dans le même mouvement une résistance active et une complicité passive. C’est une fête, un moment de joie, mais tous (ou toutes) savent que ce moment précède l’extinction des feux. Il se sera passé quelque chose d’absolument unique et totalement gratuit, avant la fusillade. Le film aurait pu se terminer par un massacre général qui aurait emporté aussi l’héroïne, Nedjma. Il se serait alors arrêté au geste de vengeance, de haine, à l’affirmation brute du pouvoir machiste. Les auteures ont choisi une autre fin : Nedjma, sa mère et Samira enceinte échappant à la mort. L’infans bouge, Samira propose à Nedjma d’ouvrir une boutique. Il fallait une généalogie, une marque d’espoir, même si cet espoir ne réunit que trois femmes. Mais le cœur du film, d’une gratuité absolue, n’est pas effacé pour autant. 

  1. Interprétée par Lyna Khoudri. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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