Climax (Gaspar Noé, 2018)

La version hip hop du lien communautaire (Geschlecht), son empoisonnement, sa corruption et sa dislocation

Résumé

On est au cœur de l’hiver 1996, avant l’émergence de l’Internet et des téléphones portables. Sans explication ni justification, une jeune femme ensanglantée se roule dans la neige. Le film débute de manière assez classique par un un premier générique, puis la réponse des acteurs aux questions du casting. Il faut faire rétro : l’écran est un vieux téléviseur coincé entre deux piles de bouquins et de VHS. On passe ensuite directement à une séquence de danse dans une sorte de gymnase, un local vieillot, isolé, un peu sordide, en bordure d’une forêt. On croit saisir ce dont il s’agit : avant de s’envoler pour les Etats-Unis, les jeunes répètent un spectacle pour la dernière fois. Nous sommes conviés à le visionner. La chorégraphie est superbe, les prises de vues parfaites. Après cette première séquence de danse, les danseurs se reposent. On fait la fête, on discute, on drague, on se confie, on échange, on se détend, puis dans une seconde séquence de danse, on nous montre d’impressionnants numéros de solistes. Fin de la première partie.

Vers le milieu du film, un second générique annonce tout autre chose, dans un tout autre style. Quoi ? Il se passe des choses bizarres, anormales, des choses qui affectent autant les corps que les esprits. Et si quelqu’un avait versé une substance illicite dans la sangria ? On accuse la chorégraphe – mais elle aussi a bu de cette substance, ce poison. On expulse Omar, le seul à n’avoir rien bu (sauf une autre personne, mais elle ne fera cet aveu que plus tard). Ce qui arrive ensuite est indescriptible. Ces danseurs si maîtres de leurs gestes ont des malaises, ils contrôlent mal leurs mouvements. Certains s’immobilisent, d’autres se tordent, s’engueulent, se disputent, se battent, d’autres menacent ou agressent, d’autres encore sont en manque de drogue ou de sexe. Une fille pisse, une autre tremble, une autre brûle. Une femme enceinte est battue, avant de s’auto-mutiler (pourtant, elle non plus n’avait pas pris de sangria). Un frère viole sa soeur. Le monde s’inverse, les corps se désarticulent. La chorégraphe enferme son fils dans le local électrique, afin de le protéger (croit-elle), mais elle perd les clefs. Les cris de l’enfant retentissent puis les hurlements de la mère. Suit une séquence où l’on ne distingue plus le haut du bas, la chair de l’un de la peau de l’autre, jusqu’au petit matin où des vigiles, des gardiens ou des flics arrivent. 

Analyse

Et si Climax pouvait être analysé comme la version hexagonale du Geschlecht, ce mot devenu concept de ce côté-ci du Rhin par l’intermédiaire de Heidegger et de Derrida. La première partie, cette séquence de danse magnifiquement filmée, ce serait l’ensemble formé par les danseurs (une seule chorégraphe pour tous, une famille, des individus distincts les uns des autres, trouvant chacun leur chemin, droit ou oblique, dans la dualité des genres). La deuxième partie improvisée sans scénario, cette fête qui bascule dans le n’importe quoi à cause d’un poison indéterminé dans la sangria, ce ne serait plus l’origine mais l’archi-origine, le moment de décomposition et de dissension générale où les pulsions se confondent et les sexes ne se distinguent plus. Ce temps-là se termine par la mort de la chorégraphe – et aussi de son fils, et de toute descendance qu’elle aurait pu avoir. A cela s’ajouterait une troisième partie, beaucoup plus courte, le temps de pacification rêvé par Heidegger, avec ses gardiens, ses flics et ses chiens qui découvrent, stupéfaits, la scène avec ses morts, ses endormis, ses calmés et ses camés. Ce tout dernier temps, qui marque un retour vers le début, une circularité, c’est la présupposition platonicienne du Geschlecht.

Les bornes du film marquent à la fois la nécessité des limites et leur incertitude. D’un côté, le film commence par sa clôture (une danseuse ensanglantée dans la neige), et finit par un titre aussi jaune (la couleur de la jouissance chez Van Gogh) qu’évanescent : CLIMAX. C’est sa dimension circulaire, préservée malgré toutes les inversions. Le générique est double : une partie au début et une autre en plein milieu qui sépare les deux moitiés du film. A cet ordonnancement s’ajoute la disposition des lieux : portes, couloirs, chambres, enfant enfermé dans le local électrique. Il faut au Geschlecht des frontières, un idiome commun. Mais d’un autre côté le récit, si récit il y a, est celui de la décomposition de ces frontières. Les dérapages s’annonçaient déjà dans les interviews et dans le style de la danse. Ils étaient écrits depuis le départ (et même avant). Les danseurs sont prêts à tout, c’est eux qui le disent.

L’enfant est doublement sacrifié : celui qui est déjà né, enfermé dans le local électrique, et celui qui est à naître, frappé dans le ventre même d’une danseuse. Il faut commencer par tuer cet enfant, s’en débarrasser en soi-même. Pas même besoin d’avortement. 

Être est une illusion fugitive, lit-on au début de la danse, puis Naître est une opportunité unique – pour clore une discussion sur l’avortement, puis Vivre est une imposture collective après la scène d’inceste, Mourir est une expérience extraordinaire au moment où la jeune femme enceinte franchit le seuil de la porte. Mais s’il n’est pas question d’être, de quoi est-il question? 

Geschlecht est un mot allemand, intraduisible en français, dont le champ sémantique est au moins triple : 

  • la famille, la race, l’espèce, la généalogie, la souche – essentiellement germanique, car si Geschlecht renvoie à un partage de langue, une communauté linguistique, elle ne peut être qu’allemande, 
  • le genre, la différence des sexes, la génération, le rapport sexuel, pour autant qu’ils s’exercent en respectant une certaine dualité rassurante,
  • mais il porte aussi en lui sa décomposition, sa dislocation. Le lieu du Geschlecht est toujours menacé par un déclin, une déchéance, une corruption, une dissémination. Dès lors qu’on parle, on produit de l’extériorité, de l’étrangeté, on contamine le Geschlecht

Dans le film il y a, au départ, des hommages aux anciens (la souche) : A ceux qui nous ont faits et qui ne sont plus, les cassettes VHS et les livres entassés de chaque côté d’un écran old style (Le droit du plus fortPossessionUn chien andalouSuspiriaSchizophrenia, Fritz Lang, Salo, Hara-Kiri, Psychopathologie de la vie quotidienne, etc.), le discours de la chorégraphe (Emmanuelle) sur la France qui nous aide, nous soutient, nous inspire, etc., le drapeau français étalé au fond de la scène. Tous différents, les danseurs s’agglutinent, ils se collent les uns sur les autres, se coordonnent. Avant leur départ pour l’Amérique, ils partagent une langue, une situation, un lieu. C’est l’une des significations du mot Geschlecht, celle qui remonte au vieil allemand : une empreinte commune, une inscription, un type, une marque qui les aura tous affectés et aura fait qu’ils sont là, tous ensemble. Presque tous sont français, sauf un couple de lesbiennes américaines, et tous sont des danseurs, crème de la street française.

Dans le film, les deux dimensions linguistiques du Geschlecht ne se succèdent pas, elles se mêlent, se mélangent. Les danses de la première partie sont hyper-sexualisées : une sorte d’intense rapport sexuel (Geschlechtsverkehr) sans rapport, filmé sous tous les angles, entre les filles à demi dénudées et les garçons qui gesticulent à une vitesse hallucinante. On mime déjà le désordre et la violence qui domineront la deuxième partie. La chorégraphe fait régner l’ordre, mais dès le début de la fête, elle est déstabilisée. A partir du moment où on l’accuse d’avoir empoisonné la sangria, elle est exclue. Les danseurs dansent sans ordre, ils ne se regardent pas et ne s’entendent pas. Et pourtant tout en étant séparés, ils partagent la même expérience. Dans leur absolue solitude, ils parlent entre eux mais n’échangent pas. Il y a pour chacun, dans chaque pas de danse et dans chaque relation à l’autre, une dose de détresse qui apparaissait déjà dans les interviews. Il suffisait d’un rien pour la faire exploser. D’ailleurs peut-être n’y a-t-il jamais eu de drogue dans la sangria, peut-être n’y avait-il rien, rien, rien d’autre que l’angoisse, l’inquiétude, l’appel, la peur de l’absence. 

La scène finale du viol incestueux (Fais-le! Fais-le!) s’achève sur l’image du front d’un des danseurs sur lequel une croix gammée a été dessinée au rouge à lèvres, par le violeur lui-même. Allusion politique qui précède immédiatement l’arrivée de la police. A noter que chez Trakl, qui a inspiré le Geschlecht de Heidegger, il y a aussi un inceste frère/soeur. La transe, l’orgie, entre les pleurs et les grognements, n’est pas apolitique. Le Geschlecht réunit toutes les générations, dans une communauté politique où les vivants se mêlent aux morts. 

Il s’est rien passé dit le violeur. Il s’est rien passé,  Dis rien à Papa. C’est le dernier mot du film, avant qu’une des danseuses ne s’injecte dans l’oeil une goutte de LSD. Ne surtout rien dire. Sous l’influence de la drogue, son regard se retourne, se révulse, s’efface. Le film ne se termine pas dans le noir, mais dans l’hyper-luminosité addictive. On oubliera tout, on se réfugiera dans cette pseudo-jouissance. Pas de générique de fin, une dernière image où se devine le titre en jaune clair : CLIMAX. Pas de surplomb possible.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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