Persona (Ingmar Bergman, 1966)
Ce film qui se termine par « rien » déclare, au-delà de tous les simulacres, rôles ou jeux sociaux, la valeur incommensurable de ce « rien »
Résumé :
En se rapprochant, les charbons d’un projecteur déclenchent une lumière blanche. Les bobines tournent. Nous sommes dans le projecteur, nous voyons le film défiler, des flashs, un compte à rebours : 10, 9, 8, 7, un sexe masculin en érection (que la censure n’a pas toujours conservé), une lumière aveuglante, le dessin inversé d’une femme opulente qui se baigne et se tâte les seins, des mains, un écran blanc, une scène burlesque ou un homme tente d’échapper à un squelette1, une mygale, un mouton qu’on égorge, des viscères, un écran blanc, une main crucifiée, les rainures d’un tronc d’arbre, des arbres dans la forêt sous la neige, une grille à pointes, le menton d’une morte aux yeux ouverts, un jeune garçon qui dort, deux autres cadavres dans une morgue, un homme et une femme, une main, des pieds, une sonnerie, peut-être un cadavre. Une sonnerie. Le garçon d’une dizaine d’années se réveille dans son lit. Il se tourne sous son drap, se retourne, il regarde autour de lui. Il met ses lunettes, commence à lire, mais renonce quand apparaît sur un écran le visage de sa mère. Il tente de le toucher. Le visage est flou, inaccessible, figé. Une musique contemporaine entretient l’angoisse.
Générique.
Alma, jeune infirmière, est appelée par la doctoresse qui lui demande si elle a déjà vu Elisabet Vogler, une actrice renommée qui, au milieu d’une représentation d’Electre2, s’est arrêtée de parler et a regardé autour d’elle avec surprise – comme si tout à coup, elle ne vivait plus dans le même monde. Elle est restée silencieuse une minute, puis s’est excusée sans pouvoir retenir son rire. Elle n’a plus rien dit ensuite, et est restée prostrée dans son lit pendant trois mois. Tout indique qu’elle est en bonne santé physique, et que son problème est mental.
Alma se présente à Elisabet. Elle a 25 ans, est fiancée et infirmière depuis deux ans. Ses parents sont agriculteurs et sa mère, comme elle, a été infirmière avant de se marier. Elisabet détourne le regard. Alma comprend la difficulté de la tâche, et dit à la doctoresse qu’elle craint de ne pas être pas à la hauteur. Elle manque d’expérience de la vie, et la décision de Mme Vogler semble très ferme. Elle revient quand même dans la chambre, ouvre la radio. C’est une pièce de théâtre qui fait rire Elisabet, qui éteint brusquement le poste comme si tout ce qui concerne son ancien métier était devenu ridicule et inaudible. Alma, qui dit aimer le cinéma et le théâtre, met de la musique3 et s’en va. Elle se met de la crème sur le visage avant de se coucher et pense à sa future vie de famille, déjà toute organisée. La décision est prise, il n’y a plus à penser, même si elle n’est pas tout à fait sûre d’aimer son futur mari. Cette décision lui donne un sentiment de sécurité, mais est-ce une bonne idée de répéter ainsi ce qu’a déjà fait sa mère?
Elisabet ne dort pas, elle regarde les actualités à la télévision. Guerre du Vietnam, émeutes, manifestations. Elle fixe longuement, horrifiée, un bonze s’immoler par le feu. Alma lit, avec le consentement implicite d’Elisabet, une lettre envoyée par son mari. Celui-ci se demande s’il a commis une faute. Elisabet l’interrompt au milieu de la lettre. Alma lui tend une photographie de leur fils qui restait dans l’enveloppe. Elisabet déchire la photo.
La doctoresse, amie d’Elisabet, lui propose sa maison au bord de la mer, dans l’île de Fårö. Elle lui dit que, pour ce qui la concerne, elle n’est pas dupe. Si Elisabet garde le silence, c’est pour masquer l’imposture de son métier : paraître sans être. Il y a un abîme entre ce qu’elle est pour les autres et pour elle-même. Chaque mot est un mensonge, chaque sourire une grimace. Le suicide serait trop horrible, alors Elisabet choisit l’immobilité et le silence. Mais personne ne lui demande d’être authentique ou pas, c’est une question qui ne compte qu’au théâtre. La doctoresse la comprend, l’admire, mais elle l’accuse de manquer de volonté. Quand ce nouveau rôle ne l’intéressera plus, elle l’abandonnera.
A la fin de l’été, Elisabeth et Alma partent dans la villa de la doctoresse, isolée au bord de la mer. Elisabeth a repris goût à la vie. Elle pêche, elle cuisine et elle écrit des lettres. Le mutisme absolu semble lui servir de refuge. Alma parle abondamment, raconte les faits marquants de sa vie : l’échec de sa première relation amoureuse avec un homme marié durant cinq ans, son intérêt pour son métier, un événement sexuel qui l’a marquée. Alors qu’elle était sur une plage avec une amie, elle a fait l’amour avec un jeune garçon qui l’a fait jouir avec une grande intensité (très longue description, très détaillée, très précise(. Juste après, elle a fait l’amour avec son fiancé, mais sans le même plaisir. L’histoire s’est terminée par un avortement. Alma pleure, elle dit qu’elle ne s’accorde pas à son mari, elle se sent dédoublée, Elisabet la console, elle lui caresse les cheveux.
Il pleut. Alma dit qu’elle devrait être comme Elisabet. Elle entend Elisabeth lui conseiller d’aller se coucher, mais ce n’est qu’une voix intérieure, une hallucination. Elle va se coucher. Au petit matin dans la brume, Elisabet vient voir Alma dans son lit. Elle s’en va puis revient. Alma se lève et vient se pencher sur elle. Elisabeth lui caresse les cheveux. Fondu au noir. Le jour se lève : on peut penser que cette scène nocturne n’a été qu’un rêve d’Alma.
Sur la plage de rochers, Elisabet prend des photos. Elle nie avoir parlé durant la nuit et avoir rendu visite à Alma. Elle lui donne des lettres à poster en ville. Dans la voiture, Alma remarque qu’une des lettres, adressée à son amie la doctoresse, est ouverte, et ne peut s’empêcher de la lire. Elisabet dit reprendre goût à la vie, notamment grâce à Alma qui dit-elle, a de l’amitié et même de l’amour pour elle. Quant à elle, elle est fatiguée de l’entendre parler et se contente de l’étudier. Alma est vexée. Au retour, elle casse un verre (involontairement) et laisse des morceaux sur le sol (volontairement). Elisabet se blesse. Il se passe alors (vers 44’30) une chose extraordinaire dans le film : une déchirure de la pellicule, qui s’enflamme. On revient aux images du début : une main crucifiée, un œil en gros plan, un rideau, des silhouettes floues en mouvement. C’est un moment de rupture.
Elles lisent au bord de la mer. Elisabet lit du théâtre. Alma voudrait rentrer. Elle exige qu’Elisabet lui parle, mais celle-ci reste mutique. Une sorte de combat entre deux femmes, Elisabet ne peut pas céder, ce serait se renier. Alma s’emporte, lui reproche de se servir d’elle, l’accuse de fausseté. Elle avoue avoir lu la lettre à la doctoresse qui n’était pas cachetée. Elle la lui montre. Elle s’en prend à elle physiquement, Elisabet la gifle. Alma saigne du nez. Elle est sur le point de jeter de l’eau bouillante au visage d’Elisabet, mais s’arrête au dernier moment. En colère, elle griffe la joue d’Elisabet, qui en rit. Alma pleure. Il faut bien dire la vérité de temps en temps, dit-elle. Elle conseille à Elisabet d’être plus sincère, mais celle-ci ne répond toujours pas. Elle reste inaccessible. Vous ne me trompez pas, je sais à quel point vous êtes pourrie dit-elle.
Elisabet réagit (enfin?). Exaspérée, elle va marcher sur les rochers, Alma la suit en courant. Elle implore son pardon, elle sanglote sur les cailloux de la plage et reste là jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, dans la maison, Elisabet solitaire allume une lampe. Elle ouvre un livre, et tombe sur la photo du petit garçon juif du ghetto de Varsovie, les mains en l’air4. Elle observe les personnages de la scène, l’enfant malheureux, les femmes interrogatives, les soldats. Cette photo lui rappelle-t-elle son propre fils ?
L’orage gronde, Alma a des cauchemars. Elle écoute la radio (nous ne nous appelons pas… Nous ne nous entendons pas… Nous ne nous comprenons pas) et entend une voix appeler « Elisabet ». Elle s’approche de sa malade qui semble dormir et observe son visage qu’elle trouve laid. La voix appelle encore. Elisabet, qui faisait semblant de dormir, ouvre les yeux. La voix était celle d’un homme. Au lieu de parler à Elisabet, il pose la main sur Alma. Je ne suis pas Elisabet, dit Alma, mais il semble ne pas entendre. Il dit la douleur de leur enfant. Alma répond : M. Vogler, je ne suis pas Elisabet. Celle-ci, qui s’est approchée, guide la main d’Alma vers le visage de son mari aveugle derrière ses lunettes noires (l’homme est âgé, il semble trop vieux pour Elisabet). Il souhaite qu’elle guérisse, que leurs efforts pour rester ensemble soient payés de retour. Alma lui dit : Je t’aime, ne sois pas si anxieux. Elle se jette dans ses bras et donne des nouvelles encourageantes de sa santé (comme si elle était elle-même Elisabet). Elle dit penser à leur enfant, elle prétend qu’elle va revenir et s’occuper de lui. Alma joue le rôle d’une Elisabet socialement acceptable, guérie, tandis qu’Elisabet l’observe. Plus tard, allongés, ils semblent avoir fait l’amour. Alma-Elisabet crie : Laisse-moi en paix! c’est une honte! Elle se dit frigide, pourrie et indifférente. Tout n’est que honte et imitation dit-elle tandis qu’Elisabet nous regarde. Fondu au blanc.
Sur la table de bois, les deux mains d’Elisabet. Elle cache la photo de son petit garçon qu’elle avait déchirée. Alma semble avoir tout compris, elle parle à la place d’Elisabet qui nous fait face : « C’était une nuit, pendant une fête. Il était tard, le temps était lourd, l’aube approchait. Quelqu’un t’a dit : en tant qu’artiste tu as tout ce qu’il faut sous la ceinture, mais en tant que femme tu manques de sentiments maternels. Elle en a ri, cela n’avait pas de sens pour elle, mais cela l’inquiétait de plus en plus (dénégation d’ Elisabet). Mais tu as laissé son mari te faire un enfant. Tu voulais être mère, mais tu t’es aperçue que ce qu’on t’avait dit était vrai. Ta maternité risquait de t’éloigner du théâtre. Pourtant tu as joué ton rôle de mère. Tu as voulu avorter, tu as commencé à haïr l’enfant, à espérer qu’il meure (Elisabeth approuve de la tête). L’accouchement a été douloureux, tu aurais tant voulu que le bébé meure, tu pleurais, tu le haïssais et te sentais coupable. Enfin, tu est retournée au théâtre mais l’enfant avait besoin de l’amour de sa mère. Tu ne pouvais pas le lui donner. Tu t’es défendue désespérément mais tu ne pouvais pas le faire, tu restais froide et indifférente. L’enfant te répugnait et te faisait peur ». On voit de nouveau les mains des deux femmes s’entrecroiser. Elisabet cache la photo de son fils. Répétition du même discours prononcé par Alma, celle-ci face caméra et Elisabet de dos.
Alma en plus gros plan. Alma en plus gros plan encore. Très gros plan. Regard caméra d’Alma qui s’adresse à Elisabet : Non! je ne suis pas toi, je ne sens pas comme toi. Double visage, Alma-Elisabet, une seule fois. Alma prend peur. Elle n’est pas Elisabet mais Alma. La fusion des deux visages a lieu. Fondu au blanc. Elisabet, seule à la table, voit arriver Alma en tenue d’infirmière. Son visage à demi éclairé, elle nous regarde. Alma la regarde droit dans les yeux. Elle lui dit avoir beaucoup appris. Elle fait semblant de lui donner un coup de poing. Nous verrons combien de temps cela va durer dit-elle. Je ne serai jamais comme vous, vous ne m’affecterez pas. Confrontation visuelle des deux femmes. Alma s’énerve, elle tape du point sur la table avec violence. Parler n’aide pas dit-elle, mais elle continue à parler, elle dit sa souffrance, sa douleur. Elle se griffe le bras jusqu’à se faire saigner. Elisabet la lèche (elle boit son sang), Alma lui prend les cheveux et la frappe à toute volée.
Alma revient dans la chambre où Elisabet est couchée, comme au début du film. Elle la soulève et la prend dans ses bras. Elle dit avec autorité : « Maintenant écoutez-moi. Répétez après moi. Rien. » Pendant qu’Elisabet sanglote, Alma dit : « Rien, non, rien ». Alors seulement, les yeux fermés, Elisabet entrouvre la bouche et dit à son tour : Rien (seul mot qu’elle prononce de tout le film). Voilà dit Alma. C’est bien. C’est ainsi que ça devrait être. Sur un écran presque noir, on voit la main d’Alma passer sur ses cheveux (seul geste d’affection qu’avait fait Elisabet). L’écran noir devient blanc.
Alma se réveille en sursaut, habillée, ce qui laisse supposer que la scène précédente était un rêve. Elle ouvre la porte et voit Elisabet faire une valise (celle d’Alma probablement, pour lui signifier qu’elle doit s’en aller). Elle range la maison, rentre les coussins restés à l’extérieur et enfile un manteau. Elle se caresse les cheveux en mémoire du geste d’Elisabet, met son chapeau et sort. Elisabeth l’entend fermer la porte de la maison. Alma passe devant une statue qui représente peut-être une actrice jouant Electre et s’en va la valise à la main.
Une sonnerie retentit, qui pourrait être celle d’un plateau de cinéma. On voit deux hommes derrière une caméra. Sur l’écran de contrôle apparaît une femme allongée sur un lit.
Alma prend le bus et s’en va, seule.
L’image revient au garçon du début du film, qui caresse précautionneusement l’écran. Il tente d’approcher de la main le visage flou de sa mère. L’écran est infranchissable. On voit sur le projecteur les dernières images de la pellicule.
Les charbons du projecteur s’éteignent.
Analyse
C’est un film dont on peut proposer d’innombrables lectures – ce dont les critiques de cinéma et philosophes en tous genres ne se sont pas privés.
- si l’on part du jeune garçon qu’on voit au début et à la fin du film essayer de toucher le visage inaccessible de sa mère, ce garçon mal né dont même la photo doit être déchirée, le film tourne autour du désir maternel. Il évoque la difficulté pour une femme, la culpabilité voire l’impossibilité, de ne pas désirer être mère.
- c’est aussi un film sur le théâtre, l’acteur ou actrice fatigué de faire semblant, de jouer des rôles, qui trouve un apaisement dans le silence. Le métier de l’acteur, c’est de construire sa vie sur du mensonge (thème qui devait particulièrement toucher Ingmar Bergman).
- un film autobiographique, car Elisabeth5, c’est Ingmar Bergman lui-même, et Alma6, qu’il connaissait depuis longtemps et dont il avait été l’amant, c’est aussi Ingmar Bergman. Il a mis dans la bouche d’une femme (Alma) ses propres fantasmes sexuels. Il a filmé ses obsessions pour conjurer les terreurs liées à son enfance : éducation luthérienne sévère, châtiments corporels, enfermement et humiliation. L’enfant du film, c’est lui (« Pour tenter de trouver l’inspiration, j’ai joué au petit garçon qui est mort, mais malheureusement il ne peut pas être tout à fait mort, car il est tout le temps réveillé par des coups de téléphone »), et le petit garçon du ghetto de Varsovie, c’est aussi lui. En outre Liv Ullmann et Bibi Andersson se sont données corps et âme, comme on dit, et leur personnalité se retrouve aussi dans le film.
- un film testamentaire. Hospitalisé quelques mois pour une double pneumonie (qui était peut-être simulée) dans un hôpital où il avait vue sur la morgue, Bergman a imaginé les premières images du film dans un moment de mutisme. Il se voyait déjà mort. C’est alors que le scénario lui est venu à l’esprit. En deux semaines il l’a écrit, et le tournage à commencé à Stockholm une semaine plus tard – comme pour commémorer ce moment d’effacement. Plus tard Bergman se retirera lui-même dans l’île de Fårö.
- un film sur la psychanalyse. Il y a une doctoresse, sans doute une psychiatre, et une infirmière, Alma. Toutes deux sont des soignantes, mais elles sont aussi des patientes, avec un transfert / contre-transfert massif. Elisabet, qui est supposée être la malade, est aussi dans la position de l’analyste (silencieuse comme Lacan), ce qui signifie que les deux autres sont aussi des analysantes. D’ailleurs Bergman lui-même, en réalisant ce film, s’est mis dans la position de l’analysant.
- un film jungien. Chez Jung la persona est le masque social, la part de la personnalité qui organise le rapport de l’individu à la société, la façon dont chacun doit plus ou moins se couler dans un personnage socialement prédéfini afin de tenir son rôle social (…) Le moi peut facilement s’identifier à la persona, conduisant l’individu à se prendre pour celui qu’il est aux yeux des autres et à ne plus savoir qui il est réellement (Wikipedia). Elle s’oppose à l’âme, Alma.
- un film d’homme sur les femmes. Les femmes sont hystériques ou folles, à la fois aimantes et agressives, elles peuvent se substituer les unes aux autres, elles prennent leurs rêves pour la réalité. Le cinéaste, passablement sadique, les observe avec ses yeux masculins. De son point de vue, il est exclu que leur désir homosexuel leur suffise.
- un film sur le cinéma. Le premier titre de Bergman a été Cinematograph. Le film commence par un projecteur et finit par un projecteur, comme pour montrer que tout cela n’est qu’une projection, et le film lui-même un objet technique. A un moment crucial (vers 44’30), la tension est si forte que la pellicule du film se déchire – comme si, pour le film considéré comme personne, le scénario était insupportable. En se montrant, le cinéma avoue qu’il ne montre rien. Le film est aussi une mise en abyme où le cinéma se filme lui-même.
- une histoire de frontières poreuses entre deux femmes, fiction et réalité, modes de représentation, folie et thérapie, paroles et contre-points sonores7, visages dans le champ et voix hors champ, etc.
- un film politique. Devant les catastrophes qui emportent la société, l’artiste, non militant, en est réduit au consentement meurtrier. Il se sent à la fois coupable et indifférent. Citation : « Je suis incapable d’appréhender les grandes catastrophes. Elles ne touchent pas mon esprit. A la rigueur, je peux lire le récit de ces atrocités avec une espèce de convoitise, une pornographie de l’épouvante… ».
- un acte oedipien. Il n’y a presque aucun homme dans le film (sauf bien sûr le réalisateur et son tenant-lieu, M. Vogler), et ce n’est pas un hasard si Electre, choisie comme pièce de théâtre, a voulu assassiner son père, Agamemnon. M. Vogler, trop âgé, ressemble à un père, et à travers lui, c’est un certain Ingmar Bergman (celui d’avant Persona) dont il faut se débarrasser.
- un film sur le silence de l’autre. Quand l’autre est mutique, il faut bien parler à sa place, le ventriloquer, il faut bien en souffrir et aussi en jouir. Le silence ne reste pas silencieux, il est le prétexte et l’occasion du dialogue.
- un film sur la non-réponse de l’autre. Il ne faut pas confondre la non-réponse avec le silence. La non-réponse de l’autre serait un refus d’adresse, d’écoute. Ce serait une violence terrible, peut-être la violence absolue, celle qui mène à la folie, l’autisme. Dans le contexte du film, Elisabet écoute Alma, et Alma entend Elisabet. Elles semblent rester, au moins provisoirement, à l’abri de ce risque.
J’ai choisi, pour interpréter ce film, de m’intéresser au seul et unique mot prononcé par Elisabet, rien. Son silence n’est brisé que par l’énonciation de ce mot8. Après n’avoir rien dit, elle dit « rien » – mais elle le dit à l’invitation d’Alma. Ce rien ne vient pas d’elle-même, c’est une répétition, une citation. Néanmoins c’est un fait : elle parle. Elle répond au commandement de parler. Il arrive un franchissement, un passage où le silence absolu s’arrête, et où s’énonce le mot rien. Qu’est-ce qui arrive à ce moment-là ? Que vient faire ce mot, rien ?
Alma choisit ce mot, et Elisabet cède à l’injonction d’Alma, elle le répète. Mais est-ce vraiment un mot ? N’est-ce pas plutôt un nom, le nom du silence de l’autre ? Dans cette hypothèse, Elisabet ne se serait pas trahie en le prononçant. Elle n’aurait rien dit, pas un mot, elle aurait seulement acquiescé à ce nom venu de l’autre. Tu veux me nommer ainsi, rien ? D’accord, je consens à ce nom. Pour elle, proférer ce nom, c’est une autre façon de ne rien dire.
La doctoresse d’abord, puis Alma, puis M. Vogler, émettent divers jugements sur Elisabet. Ils ne sont probablement pas les seuls : on peut imaginer que les proches de l’actrice, sa famille, ses collègues, ont chacun leur opinion sur les causes de cette étrange maladie qui l’affecte. Ils en ont discuté entre eux, ont donné des avis sur son comportement et son état mental, mais aucun de ces jugements n’est fondé sur une connaissance directe. Chaque observateur externe, y compris le spectateur, ne fait que projeter son point de vue, ce qui n’entame en rien l’inaccessibilité d’Elisabet, son secret absolu. La doctoresse met en cause sa vie professionnelle, sa fausseté, ses mensonges, et Alma, qui a elle-même avorté, l’accuse d’être une mère indigne. Elles croient parler d’Elisabet, mais c’est d’elles-mêmes qu’elles parlent. Au-delà de ces paroles, on trouve le secret sans mot d’Ingmar Bergman : J’ai dit un jour que ‘Persona’ m’avait sauvé la vie. Ce n’était pas une exagération. Si je n’avais pas trouvé la force de faire ce film-là, j’aurais sans doute été un homme fini. Je sens aujourd’hui que dans ‘Persona’, je suis arrivé aussi loin que je peux aller, et que j’ai touché là, en toute liberté, à des secrets sans mots, que seul le cinéma peut découvrir.
Jamais Elisabet n’a acquiescé à aucune de ces interprétations. Elle veut bien qu’on lui donne un nom, en l’occurrence le nom rien, mais elle récuse toute signification qu’on pourrait attribuer à son symptôme. Nul ne peut expliquer son silence, et il est possible qu’elle-même en soit incapable. Elle reste dans la seule position qui lui convienne : ne pas répondre. Dans ces conditions, le seul mot qu’elle puisse prononcer est : « Rien ». Le mystère de cette position est comparable à celui de Dieu, qui ne répond jamais, mais auquel on peut toujours donner un ou plusieurs noms. Rien n’empêche le spectateur d’avoir sa propre interprétation sur les motivations d’Elisabet, mais il aura toujours la même réponse : rien. Même l’athée, qui n’attend rien de Dieu, obtient ce qu’il veut : rien.
Les images du film, instables, sont sans cesse menacées d’effacement. Les contours s’estompent, les yeux disparaissent, l’écran prend le pas sur les regards. Les écrans blancs (ou noirs) qui séparent ou fissurent les scènes sont eux aussi des secrets sans mots. Entre ces éclipses, le film suture l’écart et finit par se focaliser sur un seul mot : rien – qui est lui aussi, à sa façon, un écran blanc. La blancheur du rien s’impose aux regards sans rien expliquer ni justifier. Ingmar Bergman le résume en un mot : émotion. Ce qui est très important pour moi, c’est qu’on ne comprend jamais un film. Pas un film comme celui-là. La question n’est pas « comprendre », ce qui compte c’est avoir une expérience émotionnelle.
La multiplication des regards-caméras (au moins neuf, chacun ayant une signification différente) implique chaque fois le spectateur à l’intérieur du film. Il est appelé, ne peut pas se réfugier hors-champ. Dans le 3è (37′), Elisabeth le photographie ostensiblement, avant de photographier Alma. Cette insistance témoigne a contrario de l’impossibilité de se mettre en rapport avec elle. Quand le visage hybride des deux femmes nous regarde, ce n’est plus une personne déterminée qui apparaît, c’est une face multiple (en hébreu panim), impersonnelle, anonyme, l’étrangeté comme telle. Les deux femmes qui ont composé ce visage restent à l’abri, de l’autre côté de l’écran. Le rien a pris toute la place, il s’est infinitisé.
On peut entendre ce film comme un paradigme de la théologie négative. Elisabet, qui a renoncé aux simulacres du théâtre, a réussi le plus audacieux des simulacres : elle occupe la place de Dieu. Elle n’est qu’un masque (persona) qui protège sa personnalité, dont on ne peut rien dire de positif. Comme Dieu qui, devant Moïse, n’a pas prononcé d’autre phrase que Je suis ce que je suis, elle a dit rien. Et nous, les spectateurs, nous sommes comme l’enfant qui ne peut l’apercevoir que floutée, au-delà de l’écran, intouchable.
- il s’agit d’un fragment du film de Méliès réalisé pour Prison. ↩︎
- On ignore si c’est la pièce de Sophocle, celle d’Euripide ou celle de Jean Giraudoux. ↩︎
- L’adagio du concerto pour violon en mi majeur de Bach. ↩︎
- Arrestation dans le ghetto de Varsovie, photographie n°14 du S.S. Jürgen Stroop. ↩︎
- Interprétée par Liv Ullmann. ↩︎
- Interprétée par Bibi Andersson. ↩︎
- La musique abstraite de Johan Werle. ↩︎
- Il y a beaucoup d’autres brisures dans le film, mais elles n’affectent pas le silence d’Elisabet. ↩︎