Les chaussons rouges (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1948)

Il n’est d’art pur que régi par une puissance souveraine ayant tous les droits, y compris de détruire les conditions de sa survie

Le film identifie l' »art pur » avec le pouvoir d’un homme, d’un chef qui fait régner la terreur, décide de tout, choisit selon son bon vouloir les musiciens, les danseurs, les décors. Lermontov a tous les droits y compris celui de sacrifier les personnes, les singularités, les désirs, pour l’accomplissement de l’Œuvre quasi-parfaite qu’il proposera au public. Il règne sur la petite troupe comme un souverain absolu, le maître d’un art également absolu, total, soumis à aucun autre critère que ceux qu’il énonce. Tout se passe comme s’il était lui-même mis en mouvement par des chaussons rouges invisibles qui décident de son dévouement sans limite à la cause de l’art en sacrifiant toutes les autres dimensions de la vie. La renonciation est radicale mais elle n’est pas tout à fait définitive, car elle ouvre la voie au salut. L’artiste entraînera dans son triomphe tous les participants à l’Œuvre. Ils renaîtront, différents mais sublimés. La reconnaissance du public justifiera et légitimera, après coup, le pouvoir et les décisions du démiurge.

Quand la danseuse étoile Victoria Page (Vicky) annonce qu’elle va se marier avec Julian Craster, le compositeur et chef d’orchestre, ce n’est pas vraiment l’Œuvre qui est menacée car rien n’empêcherait Lermontov de monter Les chaussons rouges avec une femme mariée. Ce n’est pas non plus la jalousie qui le pousse à licencier Julian, c’est autre chose de beaucoup plus grave : l’insulte à sa souveraineté. À ses yeux, sa propre image est brisée. Il ne peut retenir sa colère et frappe le miroir avec son poing. Ce geste marque la fin de son pouvoir absolu, et en même temps d’une certaine conception de l’art dont Red Shoes, le film et le ballet imbriqué dans le film, indique l’apogée. Par son suicide, la danseuse vedette annonce la fin de cette époque. Elle ne se soumet pas, et condamne Lermontov à faire jouer le spectacle sans elle. La place vide annonce un autre type d’art que le patron déchu contemple, solitaire et désabusé, depuis sa loge. En 1974, Brian De Palma s’est inspiré de cette scène pour son film, Phantom of the Paradise, dans lequel Swan, l’affairiste-producteur, instrumentalise un compositeur dont il organise la disparition1. Pour Swan, l’effacement de l’artiste n’est pas un moment d’arrivée, mais une hypothèse de départ. Il a besoin de l’œuvre, mais se débarrasse de l’auteur pour la transformer à sa guise. Il ignore qu’en agissant ainsi il perdra sa toute-puissance, laquelle est transférée à l’artiste déchu qui survit à toutes les tentatives de meurtre. Il en va ainsi pour Lermontov, qui doit avouer2 sa dépendance à l’égard de l’autre.

  1. Il s’agit dans les deux cas d’un vol de partition. ↩︎
  2. Un peu plus élégamment, il est vrai, que le sinistre Swan. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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