Goutte d’or (Clément Cogitore, 2023)

En portant l’enfant mort, le voyant fait le deuil de ce que lui-même a été.

Ramsès1 fait commerce de fausses visions dans le quartier de la Goutte d’Or. Dans ce secteur d’activité qui regroupe les médiums, voyants, marabouts et guérisseurs, il est en compétition avec d’autres bandes spécialisées dans tel ou tel type de clientèle (les Africains, les Asiatiques). Grâce à son talent, sa technique efficace (demander une photographie de la personne disparue, explorer les téléphones2, récupérer des noms et des détails, improviser sur la base de ce qu’il a trouvé) et ses rabatteurs, il réussit à augmenter sa part de marché. Il est même tellement crédible qu’on le prend pour un mage. Quand une bande d’ados arrive directement de Tanger, ils s’adressent à lui pour qu’il retrouve l’un des leurs (Saïd) qui s’est évaporé en emportant avec lui le butin d’un vol3. Ramsès refuse, comment pourrait-il savoir où se trouve le disparu, et même s’il est mort ou vif ? C’est là qu’intervient le côté fantastique du film : en pleine consultation avec un client, au moment où il lui dit de penser à son père, Ramsès se tourne vers une présence invisible, hors champ. Quelque chose lui est apparu, mais lui-même ne sait pas exactement quoi. Il sort, marche à travers un Paris festif, enfiévré, et sans qu’il comprenne comment, il retrouve le cadavre du jeune Saïd sur un chantier de la porte de la Chapelle. Il le porte, le dépose où il peut, le recouvre d’une bâche, puis il va prévenir la bande d’ados. Que s’est-il passé ? Il n’en sait rien. Ce qui est arrivé n’est pas compréhensible. Il conduit le groupe parmi lequel se trouve le frère de Saïd, Chakib. Les gamins le menacent, lui volent son téléphone. Quelque chose a été brisé dans sa vie. Il s’enfuit, se précipite chez son père4 qui est lui-même une sorte de mage mystique. À l’interphone, il faut prononcer une sourate du Coran : « Devant la porte fermée, le diable s’en va – Je réponds au diable dans la langue du diable – Qui t’accompagne ? – Ni hommes ni femmes, des ombres qui passent. » Le père devine qu’il est arrivé à Ramsès quelque chose qui dépasse le réel. « Il faut conjurer le sort ! » dit-il, « les démons sont ici ! ». Mais Ramsès n’a qu’une idée : se débarrasser du père5, changer de vêtements. Rentré chez lui, il fuit la police, se sauve, demande la protection du gardien de son immeuble mais lequel ? (ce sont deux jumeaux). Quelqu’un a filmé la scène du chantier dans laquelle on le voit porter le jeune mort. Ramsès n’a pas de trace, impossible de récupérer le contenu du téléphone, il a été effacé. Tout est confus, illogique, incertain.

C’est alors qu’intervient le moment essentiel du film. Ramsès retourne chez son père accompagné par la bande de gosses. Sous les ordres du vieil homme, ils accomplissent un rituel de désenvoutement. Il faut « aider les âmes qui errent ici à remonter ». Les enfants répètent avec lui, en arabe, les phrases : Quand tu t’éveilles le matin dans la crainte de l’hiver, je m’éveille avec toi. Quand tes pieds se blessent sur les pierres du chemin, je me blesse avec toi. Quand tu retournes sur tes pas, je me retourne avec toi. Quand tu marches, je marche avec toi. Et quand tu ne marches plus, c’est moi qui te porte. Ces phrases prennent à revers le comportement des enfants marocains : les voici contraints de proclamer l’attention au prochain. Il faut porter l’autre, comme Ramsès a porté Saïd. Le désenvoutement, pour Ramsès, c’est l’abandon du cynisme, de la tromperie. Ramsès révèle à la police le nom de la mère endeuillée, accepte de la rencontrer. La mère demande : « Quand vous l’avez retrouvé, qu’est-ce que vous avez fait ? – Je l’ai porté. – Et après ? – Et je l’ai posé sur le côté, doucement, et je l’ai couvert. – Je voulais en faire des enfants du royaume dit la mère, des enfants comme il faut, qui se tiennent droits. Quand ils sont arrivés en Europe, ils me disaient qu’ils étaient bien ici, et je les croyais. Et comment continuer maintenant quand on a perdu un petit, même le pire des menteurs et des voleurs ? Hein ? Comment on fait ? Si encore j’avais trouvé son frère. – Chakib n’est pas loin… – Où est-il ? Mais qui êtes-vous ? – Je suis comme lui, un voleur et un menteur, et comme lui, je n’ai pas été un enfant du royaume, mais un enfant du vent et de la nuit. » Ramsès conduit la mère à Chakib, mais celui-ci s’enfuit.

Dépassé par sa propre escroquerie, Ramsès, âgé de 34 ans, est attiré dans deux directions : vers la vieillesse de son père mystique dont il a toujours rejeté les croyances ; et vers la jeunesse de la bande de gamins qui décident de le coopter. En lui rendant le talisman paternel6, ils le baptisent : Goutte d’Or. Par un étrange retour, il sera passé du statut de voyant adulte, bien installé dans le quartier, à celui de SDF en fuite, étrange renaissance qui ne le fait pas progresser, mais régresser. Il ne remplace pas l’enfant mort, il porte celui qui ne marche plus, selon l’expression du père. Il aura fallu la mort de cet autre enfant pour qu’il fasse le deuil de lui-même, qu’il renaisse en tant que membre adoubé de cette bande d’ados. En s’appuyant sur le contenu de leur téléphone, il aidait ses clients à surmonter un deuil, mais désormais son propre téléphone est vidé de tout contenu. Pour (re)démarrer, il ne lui reste que les formulations absconses de son père et la naïveté brutale des gosses.

Dans cette histoire de conjuration, Ramsès ne peut plus se mentir à lui-même. Il ne peut plus faire semblant. Il redevient ce qu’il n’aura jamais cessé d’être : un gamin du quartier. Dans la dernière image du film, il est monté sur les toits de Paris, le talisman autour du cou. Son monde s’est effacé en même temps que celui de Saïd. Tout est ouvert, dans toutes les directions. Porté par les gamins de Tanger et aussi par son père, il regarde autour de lui, il cherche. 

  1. Ramsès est le nom que son père (ou sa mère, qui n’apparaît jamais) lui a donné, qui n’est révélé que dans l’épilogue du film. Le personnage est Interprété par Karim Leklou, qui a lui aussi été élevé par un père algérien, après le départ de sa mère bretonne. ↩︎
  2. Dans la salle d’attente, un complice relève le code visuellement. ↩︎
  3. Ramsès connaît ce jeune qui lui a volé un talisman doré, qui son père lui avait confié pour le protéger. ↩︎
  4. L’acteur algérien qui joue le rôle du père, Ahmed Benaïssa, est mort lors du festival de Cannes, le 20 mai 2022, le jour même de la présentation du film (qu’il n’a jamais vu) à la Semaine de la Critique. Âgé de 78 ans, il était homme de théâtre et metteur en scène. La projection lui a été dédiée. Il reste doublement présent comme spectre (dans le film, hors du film), ainsi que le vrai père de Karim Leklou, Mustapha Leklou, mort dix ans plus tôt. ↩︎
  5. Ramsès évite de parler à son père mystique, mais lui verse de l’argent. ↩︎
  6. Que Saïd, le gamin mort, lui avait volé dans sa cave. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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