Liliom (Frank Borzage, 1930)

Pour qui aime sans calcul ni condition, sans exiger aucune réponse, un coup peut être ressenti comme un baiser

Julie, simple domestique, est attirée par un jeune homme séduisant qui fait le bonimenteur dans une foire de Budapest : Liliom (« dur à cuire » en hongrois, pour un film lui-même adapté d’une pièce d’un auteur hongrois, Ferenc Molnar). Après un tour de manège, ils vont prendre un verre ensemble. Elle, elle est amoureuse, et lui, il est intrigué, déstabilisé. Ils se mettent en couple mais le jeune homme passe ses journées à procrastiner tandis qu’elle s’efforce de gagner un peu d’argent. Un jour, ils se disputent et il la frappe. Lorsqu’elle tombe enceinte, Liliom est pris de remords, mais la seule solution qu’il trouve pour subvenir aux besoins de sa future famille est d’accepter de participer à un hold-up. Celui-ci tourne mal. Liliom, pour épargner la honte à Julie, se poignarde et meurt. Arrivé au ciel, il demande à revenir sur terre juste un moment pour voir sa fille. On lui accorde cette faveur après dix ans de purgatoire. Il redescend donc sur terre et parle avec sa fille alors âgé de dix ans. Il voudrait la faire rire, mais elle résiste, elle le rejette, il la gifle. Il remonte au ciel déçu et culpabilisé. Mais bizarrement, la fille a ressenti ce coup comme une marque d’amour (un baiser). Elle le dit à sa mère, qui partage ce souvenir d’un coup reçu comme un baiser.

Jean-Paul Civeyrac a écrit un livre (Rose pourquoi, 2017) sur ce film, ou plus exactement sur une seule scène de ce film, qu’il dissocie du reste. Il raconte quelques minutes qui lui sont longtemps restées en mémoire, où la Julie du film rencontre Liliom (vers 18′). Ce passage est selon lui un moment unique, un événement épiphanique (p115). L’actrice Rose Hobart, qui joue Julie, nous ferait voir un moment de retrait, d’extase. Sur son visage vu de face, en gros plan, sans contre-champ, où elle semble regarder Liliom sans le voir, ses yeux n’attendent aucune réponse (p79). Ce qui s’instaure, c’est un mutisme, un silence du visible où l’on devine le rien, un rien que Civeyrac rapproche de celui d’Angelus Silesius (p92), ce maître de la théologie négative. Hasard : le prénom de l’actrice pourrait renvoyer au célèbre « La rose est sans pourquoi », repris aussi par Heidegger. « Si je vois Rose éprise de Charles, et prise par le monde, je peux aussi distinguer quelque chose en elle qui la dit déprise. Les yeux de Rose, en effet, en possédant rien, ne cherchant rien à posséder, contemplent quelque chose qui ne peut se saisir, qui s’esquive en Charles, et qui, par là même, irradie sur fond de néant; comme si, donc, Rose voyait Charles – et par lui, le monde – « gros du rien » (Munier) » (Jean-Paul Civeyrac, p89).

Le mot extase à de nombreuses reprises dans ce texte – comme si Jean-Paul Civeyrac parlait de sa propre extase de spectateur, autant que de celle de Julie. 

Civeyrac s’intéresse exclusivement à cette scène, sans même mentionner le reste du film. C’est comme si chaque film (voir la très longue liste pp102-105, qui datent à quelques exceptions près d’avant 1984, comme s’il ne fallait pas seulement choisir une certaine séquence dans un film, mais aussi une certaine période dans l’histoire du cinéma) pouvait être réduit à une rencontre épiphanique. Cette rencontre n’aurait-elle aucun rapport avec la suite de l’histoire, le suicide de Liliom, ses dix années de purgatoire et son retour sur terre? Civeyrac fait observer lui-même qu’en général le son enregistré est associé à la mort (p89) (le nécrophore d’Edison, les tentatives d’enregistrer la voix des morts). Au début du cinéma parlant, chaque voix est celle d’un revenant. 

L’originalité de ce film, c’est le coup qui se transforme en marque d’amour, pour la mère comme pour la fille. Liliom ne fait que du mal (objectif), mais subjectivement, il fait le bien. Pourquoi? Les femmes ont l’intuition de ce qu’il peut donner, ou de ce qu’il pourrait donner. Elles le reçoivent sans comprendre les mécanismes de cette réception.

Dans ce film qui se situe, comme L’Aurore de Murnau, au moment où l’on passe du muet au parlé, il est question de la dette. Liliom meurt, mais cela n’épuise pas la dette. Il faut qu’il revienne pour lancer ce coup-baiser. 

Civeyrac repère le moment (punctum) où l’économie du film se concentre dans une sorte d’effondrement, de trou, dont on pourrait dire aussi qu’il est un coup. A sa façon, Liliom rendra le coup et le rendra doublement : à Julie et à sa fille, chaque fois dans un moment de colère. Tout se passe comme si l’extase nue de Julie était pour lui insupportable. Il lui faut rendre coup pour coup, mais que rend-il? Le rien dont parle Civeyrac.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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