Let them all talk (Steven Soderbergh, 2021) (La grande traversée)

Entre l’œuvre, la vie, la mort, il faut que la frontière reste indécise, indéterminée, infranchissable

Alice Hugues, écrivaine américaine reconnue1 interprétée par Meryl Streep, est invitée au Royaume-Uni pour recevoir un prix littéraire. Ne pouvant pas prendre l’avion à cause de problèmes de santé, elle accepte d’y aller en bateau, sur le Queen Mary 22, sous réserve de pouvoir choisir elle-même ses accompagnateurs. Son choix se porte sur deux de ses amies de jeunesse, Roberta3 et Susan4, son neveu Tyler ainsi que son médecin personnel5. L’éditeur accepte de couvrir les frais du voyage dans l’espoir qu’elle donne une suite à son best-seller, You Always/You Never. Son agent Karen, qui attend avec impatience le nouveau livre, décide de voyager sur le même bateau. Karen n’avertit pas Alice de sa présence, mais cherche à s’informer sur son travail par l’intermédiaire de Tyler.

Alice reconnaît que ses livres sont liés à ses expériences, aux personnes qu’elle a rencontrées, aux situations qu’elle a vécues, mais ne révèle aucune information sur son ouvrage en cours d’écriture6. On ne sait pas non plus grand-chose de sa vie, à part le fait qu’elle n’a pas elle-même d’enfant et qu’elle a joué un rôle majeur dans l’éducation de son neveu, Tyler7. Elle prétend « laisser les autres parler » (titre anglais du film : Let them talk), mais elle est narcissique, solitaire, par contraste avec un autre écrivain, Kelvin Kranz, rencontré sur le bateau, qui fabrique à la chaîne des blockbusters, mais est plus ouvert et attentif aux autres. Paradoxalement Alice, qui se prétend plus cultivée, n’a lu aucun livre de Kelvin, tandis que Kelvin a lu ceux d’Alice.

Le film a été tourné pendant la durée de la traversée transatlantique (huit jours), vécue dans la même temporalité et le même espace par l’équipe du film, les acteurs et les personnages qu’ils incarnent. Il raconte une tranche de vie de tous les participants, quel que soit leur statut. Pour les personnages, cette tranche ne sera pas sans effet : Karen deviendra l’agent de Kelvin Kranz, et Susan proposera à Kelvin Kranz un scénario découlant de sa propre expérience de vie8. La « dernière traversée » d’Alice entraîne des changements dans la vie d’autres personnes.

Pourquoi Alice a-t-elle invité ces deux anciennes amies avec lesquelles elle n’a absolument aucune complicité ?9 C’est difficilement compréhensible. Cela tend à confirmer que dans le passé, elle a utilisé leur vie pour ses romans. On peut supposer que, si elle les invite, c’est pour continuer à les utiliser, mais on ne sait pas comment. Alice s’isole dans sa chambre et n’accepte de partager avec les deux autres femmes que le dîner, pendant lequel la conversation est assez creuse. Jamais elle ne révèle sur quoi porte le texte sur lequel elle travaille. Avec la complicité de son seul véritable ami, le médecin, elle organise une expérience dangereuse : voyager ensemble lorsque l’amitié a disparu, lorsque la proximité s’est transformée en hostilité. L’écrivaine se fait manipulatrice, elle joue le jeu pervers d’une anti-amitié avec deux ex-amies qu’elle méprise.

Selon la presse, ce film aurait été improvisé à 70% par les actrices. C’est sans doute vrai en pourcentage des dialogues, mais Soderbergh précise, dans une interview, que cette improvisation n’est pas essentielle car elle intervient dans les interstices d’un film très construit dès le départ. Les actrices ne pouvaient improviser que dans un cadre déterminé. Il reste que leurs conversations (leur vie spontanée) ont été utilisées par le réalisateur et incorporées par la scénariste Deborah Eisenberg dans le film10. Cet « emprunt » entre en résonance avec l’accusation de Roberta, qui reproche à Alice d’avoir utilisé, pillé sa vie pour réaliser son œuvre. Alice se serait servie, en tant qu’auteur, de la vie de ses copines d’adolescence11. De la même façon, Soderbergh se sert de la vie de ses actrices. Qui est véritablement l’auteur ? Le film est une mise en abyme du statut d’auteur : un auteur qui représente un auteur qui représente un auteur, etc. Dans les termes de Christian Viviani12, Alice est un Soderbergh « qui s’affirme comme un auteur qui constamment met en doute son statut d’auteur ». Bien que le film ait été partiellement improvisé, cette mise en abyme a été préméditée par Soderbergh. Elle est au cœur de la nouvelle écrite par Deborah Eisenberg.

Le film a pour thème la question du rapport de l’œuvre à la vie. Dans le basculement final, Roberta, obnubilée par l’argent, se déclare prête à raconter toute sa vie à Alice en échange de 30% des recettes. Ce soudain monnayage sort le rapport œuvre/vie de l’énigme, de l’opacité. Elle transforme une inspiration d’écrivain, trouver de nouveaux mots pour dire l’au-delà des mots, comme dit Alice au début du film, en rapport économique. Soudain la dette d’Alice est matérialisée, concrétisée dans une relation d’échange avec un être vivant. Cette transformation est pour elle insupportable, mais source d’une nouvelle inspiration. Alice passe une nuit entière à écrire, et meurt le lendemain matin. Le résultat de cette nuit d’écriture, un nouveau manuscrit13, est volé par Roberta, obsédée par l’idée qu’Alice doit lui rembourser sa dette. Roberta tente de vendre, de monétiser l’objet, mais échoue. Le texte n’est qu’un brouillon illisible, inutilisable pour les éditeurs. En tant que document, il est restitué à l’héritier légitime d’Alice, son neveu Tyler qui, sans le lire, le range parmi les autres manuscrits.

La mise en abyme œuvre/vie cesse au décès de l’auteur14. C’est le sens du dernier acte du film, quand Tyler, Roberta et Susan se rendent sur la tombe de Blodwyn Pugh, une femme écrivain admirée par Alice15. Tyler dépose une gerbe, elles n’ont rien à dire, sans doute parce que ce livre ne recoupe en aucune façon leur propre expérience. 

  1. Alice a remporté le prix Pulitzer pour un roman qu’elle préférerait renier, You Always / You Never. Un autre livre qu’elle a écrit, Function of the Body, lui paraît bien meilleur, mais il semble qu’il soit plus rarement lu. ↩︎
  2. Le film a effectivement été tourné sur ce bateau de la Cunard, entre New-York et Southampton, dans une vraie croisière avec de vrais vacanciers. ↩︎
  3. Vendeuse dans un commerce de lingerie au Texas. Elle veut profiter du voyage pour essayer de séduire un homme riche, et aussi régler ses comptes avec Alice.  ↩︎
  4. Mère de famille à Seattle et avocate de femmes victimes de violence conjugale. C’est la personne équilibrée, raisonnable du film. ↩︎
  5. Le médecin personnel vient « en-plus », sans doute sollicité et financé par Alice Hugues elle-même. Il est discret, presque invisible jusqu’aux dernières scènes, et passe son temps à lire des livres. Seul lecteur et peut-être seul ami de l’écrivaine, il la surveille, la soigne, et constate son décès. Ce personnage très secondaire mais important dans l’intrigue n’est presque jamais mis en valeur par les critiques. ↩︎
  6. L’éditeur espère qu’il s’agit de la suite de son best-seller, mais rien n’est moins sûr. ↩︎
  7. Tyler a honte de son père, frère d’Alice, qui a fait de la prison pour une tentative de chantage.  ↩︎
  8. Une histoire de meurtre par empoisonnement. ↩︎
  9. Dans le film, Alice invite ses deux anciennes copines Roberta et Susan. Lors de la préparation du film, c’est Merryl Streep qui a proposé de choisir l’actrice Candice Bergen pour le rôle de Susan. Selon Hélène Frappat dans un article publié par les Cahiers du Cinéma (mai 2021), la situation du film répète celle du dernier film de George Cukor, Riches et célèbres (1981), où Candice Beren jouer le rôle de « meilleure amie » d’une écrivaine intègre interprétée par Jacqueline Bisset. ↩︎
  10. Soderbergh rend hommage à Deborah Eisenberg autrice de la nouvelle qui a inspiré le scénario et scénariste elle-même. Mais n’est-ce pas Soderbergh qui a décidé de faire de cette nouvelle un film ? ↩︎
  11. Notamment des conséquences catastrophiques d’un divorce vécu par Roberta. ↩︎
  12. Positif, juin 2021, p16. ↩︎
  13. Le jour précédent, Alice avait détruit son précédent manuscrit. ↩︎
  14. On sait que pour le lecteur, l’auteur est toujours déjà mort. Cette dernière scène est donc, d’une certaine façon, inutile : la réitération d’une mort qui a déjà eu lieu. ↩︎
  15. Au début du voyage, Alice avait remis un livre de Blodwyn Pugh, Realm of the Owl, à ses ex-amies, pour qu’elles le lisent pendant la traversée. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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