Blonde (Andrew Dominik, 2022)

S’appuyer sur le mythe le plus courant pour inventer un autre référent, tout aussi mythique

Peu importe ce qui est arrivé à la « vraie » Marilyn Monroe, le film s’en moque. Il y a un célèbre nom propre, et il faut lui inventer un référent. Le mythe de l’actrice-star étant un peu dépassé, on en invente un autre, celui de l’actrice-victime. Laquelle est la fausse ? Le film insiste pour dire que c’est la star Marilyn, la « vraie » étant toute-autre (plus humaine, plus modeste, plus intellectuelle, etc.). Il insiste en reprenant des thèses bien connues, mais ne démontre rien. Tous les mythes sont « vrais » pour ceux qui y croient. On rêverait d’un film où ces deux clichés seraient abandonnés, où seraient exaltés sa jouissance, son désir, son plaisir, à l’encontre de tous ceux qui prétendent que la misère ne pouvait la conduire qu’au suicide. Après tout, elle n’est peut-être pas morte volontairement, elle avait d’autres projets. La Norma Jean Baker du film n’est que le produit d’un récit, le pendant nécessaire d’un autre récit, celui de l’actrice Marilyn, à laquelle il offre une sorte d’apothéose cinématographique.

Il y a, dans la biographie officielle de Marilyn, une considérable accumulation de noms. Le prénom vient de Marilyn Miller, une autre actrice blonde1, et le nom d’Otis Elmer Monroe, son grand-père maternel2. À la naissance (1er juin 1926 à Los Angeles), elle a été déclarée sous le nom de Norma Jeane3 Mortenson4, avant que sa mère (Gladys) ne se remarie avec un certain John Newton Jasper Baker dont elle adopte le patronyme en 1938, mais qui n’est pas son père biologique5. Elle est baptisée sous le nom de Norma Jeane Baker. Pendant les sept premières années de sa vie, elle est confiée à Albert et Ida Bolender, des voisins de sa grand-mère Della. Selon la thèse du film, Norma-Jean-Marilyn aurait espéré, toute sa vie, rencontrer enfin son père, dont elle ne connaissait (ou croyait connaître) qu’une photographie6. On sait maintenant qu’elle était la fille biologique de Charles Stanley Gifford, le supérieur de Gladys en 1926, quand celle-ci travaillait comme monteuse dans le laboratoire cinématographique Consolidated Film Industries. En tournant son premier film publicitaire avant l’âge de 20 ans (décembre 1945), Norma Jean se rapprochait de la profession exercée par ses deux parents biologiques7. Fille d’un homme dont elle ignorait le nom et d’une mère qui l’ignorait, nous pourrions dire qu’elle avait trouvé le moyen de renouer avec ses origines, mais ce n’est qu’une affirmation gratuite, un mythe comme tous les récits qui concernent Marilyn.

Pour son esthétique, ses décors, les postures que prend l’actrice Ana de Armas, le film se base sur des photographies très connues. Tout en les mettant à distance, il s’en sert abondamment. C’est un paradoxe, car comment se servir d’images aussi célèbres pour mettre en scène le hors champ de ces images ? Quand le réalisateur déclare, dans une interview, que « les films sont des machines désirantes, et Marilyn est un objet de désir », il ne peut pas mettre à distance, hors champ, son propre désir. S’il n’était pas fasciné, lui aussi, par le personnage, pourquoi aurait-il fait ce film ? En ajoutant à quelques couches de mythes une couche supplémentaire, il vampirise les photos et les photogrammes de la femme-image. Il s’en sert pour la faire encore plus victime, la mythifier encore plus. Si elle est plus encore que victime, alors elle peut être aussi plus encore que mythe. Dans ce qui reste de Marilyn Monroe, il n’y a plus guère de singularité, il n’y a que l’excès. Nous pouvons lire sur Wikipedia la multiplicité de ses noms, mais nous ne pouvons pas en ressentir le désarroi. 

Andrew Dominique a tourné un film contemporain de #Metoo, où les innombrables Weinstein du cinéma trouvent leur place. Mais Norma-Jeane-Marilyn-Mortensen-Baker-Monroe (la personne unique qui porte ce nom unique) y trouve-t-elle, elle aussi, sa place ? Le film ne marche que parce qu’il s’agit d’elle. S’il s’agissait de n’importe qui d’autre, il ne présenterait aucun intérêt. On peut craindre que, la pauvre, encore aujourd’hui, elle n’ait personne pour la soutenir, personne pour porter son souvenir au-delà de l’être.

  1. Adopté sur les conseils de Ben Lyon, un cadre de la 20th Century Fox, à l’occasion du premier contrat de Marilyn avec cette compagnie, en juillet 1946. ↩︎
  2. Il meurt dès 1909 d’une siphyllis neurologique. ↩︎
  3. Le prénom Norma Jeane viendrait de l’admiration que sa mère vouait aux actrices Norma Talmadge et Jean Harlow, sa sœur. Le « e » à la fin de Jean était d’usage en Californie, mais Marilyn préférait orthographier son prénom Norma Jean. ↩︎
  4. Le mari de sa mère s’appelait Edward Mortensen et non Mortenson. Le nom a été changé à la suite d’une erreur de copiste. ↩︎
  5. Au moment de sa conception, Gladys était encore mariée avec Edward Mortensen.  ↩︎
  6. Ressemblant vaguement, dit-on, à Clark Gable. ↩︎
  7. Le père niait sa paternité, tandis que la mère se trouvait dans un hôpital psychiatrique. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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