Manifesto (Julian Rosefeldt, 2015)

À travers ses manifestes, l’art en personne déclare : « Sauf l’art, rien ne peut être sauvé »

Julian Rosefeldt a réuni au moins une douzaine de manifestes sur l’art : des futuristes aux dadaistes, de Fluxus aux situationnistes, de Dziga Vertov à Stan Brakhage, de Tristan Tzara à Sol LeWitt, de Ben Vautier à Jim Jarmusch, de John Reed à Valentine de Saint-Point, de Lucio Fontana à Tristan Tzara, Stan Brakhage ou Yvonne Rainer, de Malevitch à Lars von Trier (ou peut-être pas, ou d’autres encore, on ne les reconnaît pas). C’est Cate Blanchett qui les profère, ou plutôt treize Cate Blanchett à la douzaine, puisqu’elle incarne, chaque fois grimée différemment, changeant de ton comme d’accent, des personnages distincts dans des contextes distincts : la mère ouvrière, l’employée de laboratoire, le clochard, la maîtresse d’école, la chorégraphe, la speakerine, la fille punk droguée, la marionnettiste ou l’opératrice de marché. Etalés sur un siècle, les manifestes datent d’époques différentes. Ils défendent des points de vue différents sur des régions différentes de l’art, en des lieux différents. Mais par la bouche de Cate Blanchett, qui personnifie elle-même l’art, ils font valoir un point commun à tous ces manifestes : le statut d’exception. Il faut enterrer tout le reste, tout ce qui n’est pas l’art. Il faut faire son deuil du monde. C’est un deuil qui prend une forme agressive, vengeresse, colérique, mais aussi nostalgique et triste. Ce qui est terrible, c’est qu’il n’y a pas que le monde qui soit en ruine, il y a aussi l’art. Il faut aussi faire son deuil de l’art. Comment l’art peut-il faire son propre deuil ? Par la déclaration. Lui seul peut déclarer, et s’il le peut, c’est parce qu’il ne parle au nom de personne d’autre que lui-même. Seul l’art peut produire ce genre de manifeste. Seul l’art est véritablement souverain dans ce monde. Il a lui seul le droit d’être aussi violent que le reste du monde. Il crache son mépris, son dégoût, il injurie cette société qui s’auto-détruit. Puisque tout est en ruine, tout est permis pour lui. Puisque le monde n’est qu’un déchet, un tas d’immondices, il peut surplomber ce tas. Même s’il tombe dans la fosse, il sera toujours et encore, à l’instant d’avant ou à l’instant d’après, dehors, dans la pureté de sa profération déclarative. 

On dit très souvent NON dans ces manifestes. NON au vieux monde, au capitalisme, à l’espoir, au paradis, aux idoles, non à la sincérité, aux mythes, aux idées mystiques, au passé et à l’avenir, non à la mémoire et à la nostalgie, non aux politiciens, aux héros et aux anti-héros, à la religion, non à Dante, Shakespeare, Tolstoï ou Goethe, non au spectacle, à la virtuosité, non au dilettantisme, au professionnalisme, à l’intellectualisme, aux systèmes, aux finalités, à l’académisme, à la logique, à la raison et à la sagesse, non aux émotions, à l’amour et à l’esthétique, non aux formes, aux objets, à l’imitation, au style, à la rétrospection, non à la tradition, au modernisme, aux excentricités et aux lâchetés, non au kitsch, à la séduction, à l’artefact, à l’illusion et aussi aux musées, aux écrivains, aux musiciens ainsi qu’aux artistes eux-mêmes. De quoi cette négation est-elle la dénégation ? Quelle est la poussée, le danger, la menace auxquels l’art doit absolument faire face ? Que rejette-t-il en lui-même, puisqu’il est tout, il est la vie ? Ce qui le menace n’est pas (ou pas seulement) en-dehors de lui, mais en lui. C’est en lui qu’il se saisira de la violence, la jeunesse et l’audace qui lui sont arrivés de l’extérieur. 

Pour sauver l’art, il ne faut pas seulement s’en prendre au monde, il faut aussi s’en prendre à lui, à l’art. Il sera sauvé par son auto-destruction, qui est la mise en abyme de l’auto-destruction du monde. C’est là, au lieu du pire, là où les valeurs s’annulent, que par la prière ou la déclamation, on peut sortir vers le haut. Le film est un appel à la transmutation. Il ramasse les scories de l’art et les déverse dans ses espaces clos, ses constructions chargées d’angoisse. Il ne propose rien à ses interlocuteurs qui d’ailleurs sont aussi mutiques que des spectateurs. Les rares fois où il se tourne vers le grand large, c’est pour montrer un espace vide, indifférent.

Périodiquement, l’art nous regarde dans les yeux. Cate Blanchett s’adresse à nous, mais sans véritablement nous voir, comme si nous n’existions pas, comme si nous étions aussi anonymes que les danseuses, comme si toute cette histoire n’avait absolument rien à voir avec nous. L’art n’envisage jamais de nous sauver, il ne pense qu’à se sauver lui-même, et il ne nous demande pas non plus que nous le sauvions. Il est le sujet du film, il est le film.

On peut comparer la formulation que je propose à propos du film, Sauf l’art, au titre que Jacques Derrida a retenu pour l’un de ses textes : Sauf le nom. On y retrouve le triple sens du mot sauf : un salut (au sens de saluer), une rédemption (au sens de sauver), une exception. On a déjà commenté les paradoxes de l’exception : d’un côté, il faut dire non à tout, sauf à l’art; mais d’un autre côté, on dit aussi non à l’art, sauf s’il se sauve lui-même. Le salut, c’est celui qui est fait à ces innombrables personnages cités, artistes, auteurs de manifestes. Ils nous saluent par leur texte, et nous les saluons. La rédemption, c’est qu’au fond tous ces textes sont chrétiens, ils ne savent ni ce qu’ils cherchent ni ce vers quoi ils tendent, et néanmoins ils posent la question du salut. Il n’y a pas de contradiction, car ils ne se situent pas sur le plan du savoir.

Dans ce film citatoire, citationnel, les textes sont, comme il se doit, coupés de leurs sources. Outre les manifestes, on y rappelle de nombreux films, par exemple et sans garantie : Les Mains d’Orlac(Karl Freund), Deep Gold (autre film de Julian Rosefeldt), L’Âge d’or (Bunuel), Morgan, a Suitable Case for Treatment (Karel Reisz), The Square (Ruben Östlund), Naked (Mike Leigh), The Tree of Life(Terrence Malick), La Ligne Générale (Eisenstein). On y cite aussi des décors, des bâtiments, des architectes, des peintres, des situations, et certainement beaucoup d’autres choses. En outre l’objet-film Manifesto lui-même n’est pas tout à fait un film, c’est une reprise, une réécriture, la citation d’une installation signée par le même Julian Rosefeldt, qui a donné lieu à une exposition montrée dans plus d’une dizaine de villes (y compris aux Beaux-Arts de Paris, du 24 février au 20 avril 2017). 

Liste des manifestes cités dans les 13 monologues :
Mèche en combustion

PROLOGUE

Karl Marx / Friedrich Engels, Manifesto of the Communist Party (1848)

Tristan Tzara, Dada Manifesto (1918)

Philippe Soupault, Literature and the Rest (1920)

Clochard

SITUATIONNISME

Lucio Fontana, White Manifesto (1946)

John Reed Club of New York, Draft Manifesto (1932)

Constant Nieuwenhuys, Manifesto (1948)

Alexander Rodtschenko, Manifesto of Suprematists and Non-Objective Painters (1919)

Guy Debord, Situationist Manifesto (1960)

Trader

FUTURISME

Filippo Tommaso Marinetti, The Foundation and Manifesto of Futurism (1909)

Giacomo Balla / Umberto Boccioni / Carlo Carra / Luigi Russolo / Gino Severini, Manifesto of the Futurist Painters (1910)

Guillaume Appollinaire, The Futurist Antitradition (1913)

Dziga Vertov, WE: Variant of a Manifesto (1922)

Oraison funèbre

DADAISME

Tristan Tzara, Dada Manifesto 1918 (1918)

Tristan Tzara, Manifesto of Monsieur Aa the Antiphilosopher (1920)

Francis Picabia, Dada Cannibalistic Manifesto (1920)

Georges Ribemont-Dessaignes, The Pleasures of Dada (1920)

Georges Ribemont-Dessaignes, To the Public (1920)

Paul Eluard, Five Ways to Dada Shortage or two Words of Explanation (1920)

Louis Aragon, Dada Manifesto (1920)

Richard Huelsenbeck, First German Dada Manifesto (1918)

Marionnettiste

SURREALISME / SPATIALISME

André Breton, Manifesto of Surrealism (1924)

André Breton, Second Manifesto of Surrealism (1929)

Lucio Fontana, White Manifesto (1946)

Mère de famille conservatrice

POP ART

Claes Oldenburg, I am for an Art! (1961)

Ouvrier d’une usine d’incineration des déchets

ARCHITECTURE

Bruno Taut, Down with Seriousism! (1920)

Bruno Taut, Daybreak (1921)

Antonio Santa Elia, Manifesto of Futurist Architecture (1914)

Coop Himmelb(l)au, Architecture Must Blaze (1980)

Robert Venturi, Non-Straightforward Architecture: A Gentle Manifesto (1966)

PDG lors d’une réception privée

VORTICISME / CAVALIER BLEU / EXPRESSIONNISME ABSTRAIT

Wassily Kandinsky / Franz Marc, Preface to the Blue Rider Almanac (1912)

Barnett Newman, The Sublime is Now (1948)

Wyndham Lewis, Manifesto (1914)

Chorégraphe

FLUXUS / MERZ / PERFORMANCE

Yvonne Rainer, No Manifesto (1965)

Emmett Williams, Philip Corner, John Cage, Dick Higgins, Allen Bukoff, Larry Miller, Eric Andersen, Tomas Schmit, Ben Vautier (1963 et 1978)

George Maciunas, Fluxus Manifesto (1963)

Mierle Laderman Ukeles, Maintenance Art Manifesto (1969)

Kurt Schwitters, The Merz Stage (1919)

Punk tatouée

CREATIONNISME / STRIDENTISME

Manuel Maples Arce, A Strident Prescription (1921)

Vicente Huidobro, We Must Create (1922)

Naum Gabo / Anton Pevzner, The Realistic Manifesto (1920)

Scientifique

SUPREMATISME / CONSTRUCTIVISME

Naum Gabo / Anton Pevzner, The Realistic Manifesto (1920)

Kasimir Malewitsch, Suprematist Manifesto (1916)

Olga Rozanova, Cubism, Futurism, Suprematism (1917)

Alexander Rodtschenko, Manifesto of Suprematists and Non-Objective Painters (1919)

Présentatrice de journal télévisé et reporter

ART CONCEPTUEL / MINIMALISME

Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art (1967)

Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art (1969)

Sturtevant, Shifting Mental Structures (1999)

Sturtevant, Man is Double Man is Copy Man is Clone (2004)

Adrian Piper, Idea, Form, Context (1969)

Enseignante

FILM

Stan Brakhage, Metaphors on Vision (1963)

Jim Jarmusch, Golden Rules of Filmmaking (2002)

Lars von Trier / Thomas Vinterberg, Dogma 95 (1995)

Werner Herzog, Minnesota Declaration (1999)

EPILOGUE

Lebbeus Woods, Manifesto (1993)

Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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