Les Crimes du Futur (David Cronenberg, 1970)
On ne peut pas guérir du « cancer créatif », cette maladie mortelle qui produit toujours, sans raison, de nouveaux organes dont il faut faire le deuil
En 1970, David Cronenberg avait 27 ans. L’action de ce film de science-fiction, post-apocalyptique, est située 27 ans plus tard (le double de son âge), en 1997. En 2022, à l’approche de ses 80 ans, le réalisateur donnera le même titre à un autre film qui se situe plus tard, dans un avenir indéterminé. Il est difficile, aujourd’hui, de commenter le film de 1970 sans penser à celui de 2022.
Souvent les critiques et les analystes parlent d’un récit incompréhensible, surréaliste, du comportement psychotique, schizophrénique ou paranoïaque du locuteur de la voix off, Adrian Tripod1. On peut les suivre sur ce terrain, ou on peut choisir d’interpréter le film à partir du symptôme dont était atteint le prédécesseur d’Adrian Tripod à la tête de la House of Skin, clinique spécialisée dans les soins pour riches patients atteints de dermatoses consécutives à l’usage de produits de beauté, Antoine Rouge2. Après avoir contacté la maladie qui a tué toutes les femmes et la plupart de ses patients, son corps a fabriqué des organes énigmatiques, complexes, chacun unique. On pouvait lui retirer ces organes, qui n’avaient aucune fonction, mais quand on les enlevait, un autre apparaissait. Il a réussi, avant de mourir, à récupérer ces organes pour faire de son corps « une galaxie », et de ses créations « un système solaire »3. Quand ces organes se trouvaient loin de lui, il entrait dans un état de mélancolie (incapable d’en faire le deuil). Ce symptôme de cancer créatif qui le touchait lui, et lui seul, était à sa manière comparable, quoique différent, de la maladie de ses patients caractérisés par la sécrétion de substances (écume rouge ou blanche, sang, humeurs) toxiques, contagieuses, mais aussi sensuelles, ce qui poussait les gens à les lécher, les ingérer. Tout tourne, dans ce film, autour de ce cancer créatif dont Adrian Tripod est l’héritier, en l’absence d’Antoine Rouge dont on n’est pas tout à fait sûr qu’il soit mort. Pour définir son lien avec lui, Adrian explique qu’il est « preternaturally close » (surnaturellement proche), ce qui signifie qu’il est toujours présent, soit par son spectre, soit par une forme ou une autre de vie.
Un cancer créatif suppose deux choses : 1/ les cellules cancéreuses ne sont pas seulement porteuses de mort, elles sont aussi porteuses d’organes à venir 2/ le porteur de ces cellules est voué à la mort. Il meurt, mais il restera quelque chose de lui : un prolongement, une innovation, dans le cas d’Antoine Rouge un organe. Dans le film, ce qu’il en reste s’adresse directement à nous, sous le nom d’Adrian Tripod. Nous pouvons suivre ses tribulations dans les bâtiments désertiques de Toronto4, architecture de lignes droites et de corridors où jamais personne ne passe en-dehors des personnages du film. Le monde de la vie courante ayant disparu, ce qui vient à la place est une prolifération d’organes et aussi d’institutions, la Gynecological Research Foundation, la corporation Metaphysical Import-Export, l’Institute of Neo-Veneral Diseuses, le Groupe des pédophiles hétérosexuels et aussi l’Océanic Podiatry Group qui s’intéresse à un autre symptôme touchant les pieds : une déformation qui rend les pas imprévisibles et la marche aléatoire. Adrian Tripod cherche à guérir cette malformation dont il est lui-même atteint, sans vraiment y arriver quand on voit sa claudication. Le cancer créatif ne montre aucune direction, il oblige à laisser venir. On a beau s’adresser à des maîtres ou gourous comme un certain Tiomkin, on a beau étudier l’histoire génétique du pied, on a beau tenter de mettre en œuvre l’Oceanic Therapy (nommée mais non décrite5) ou la Stereotopic Card (pas décrite non plus), on a beau peindre les ongles ou retirer les chaussures et tenter l’aventure pieds nus, le pied reste détaché de sa fonction, comme les organes proliférants d’Antoine Rouge. Ne pouvoir associer un organe à une fonction précise est angoissant, voire terrifiant. Il conduit les personnages à se battre entre eux, au poing ou à la mitrailleuse, ce qui montre l’inanité des différentes institutions.
Finalement, le problème insoluble, c’est qu’on ne peut pas guérir d’une maladie créative. Elle reviendra toujours, dans l’avenir ou dans la boucle de ce film6 dont la forme est inspirée de La Jetée (Chris Marker, 1963) par sa lenteur, ses silences, sa voix off et ses images arrêtées toujours proches de la diapositive. Pour David Cronenberg, la maladie créative est indissociable de la sexualité. Apparue d’abord chez les filles pré-pubères, la maladie Rouge peut être rapprochée du flux menstruel dont les hommes seront pour toujours privés. Dans Les Crimes du Futur, une seule femme adulte apparaît qui meurt rapidement. Son trépas représente celui de toutes les autres femmes disparues à la suite de l’épidémie Rouge. Les hommes n’auront jamais d’ovocytes, tandis que, si elle survit, la petite fille de cinq ans qui apparaît à la fin pourrait en avoir. La dernière scène est ambiguë. Adrian Tripod se déshabille devant l’enfant, qui n’a aucune idée de ce qui lui arrive. Il sent la présence d’Antoine Rouge : cette force capable de produire des flux et des organes supplémentaires. Un flux blanc apparaît sur les mains de la petite fille. Il s’approche, le sent, le goûte. Elle s’en délecte. Il pleure des larmes noires, tandis que la gamine le regarde en souriant. Peut-être pense-t-il qu’elle a contracté la maladie, et qu’elle mourra elle aussi; ou bien se dit-il qu’elle aura droit à cet organe supplémentaire, le flux menstruel, au moment de sa puberté. Dans cette hypothèse la pédophilie ne serait pas désirante, mais jalouse. L’humanité dépend de cette capacité créative.
- Interprété par Ronald Mlodzik, les autres personnages étant interprétés par des amis de David Cronenberg. ↩︎
- Aucun nom n’est hasardeux dans les films de David Cronenberg, et moins encore celui-là, deux ans après l’explosion exubérante du Mai 68 français. Le premier numéro de la revue trotskyste Rouge est paru le 18 septembre 1968, son dernier numéro le 12 février 2009. ↩︎
- Il est à noter que David Cronenberg n’est pas entré à l’université de Toronto pour étudier le cinéma, mais pour étudier les sciences. ↩︎
- Une partie du film a été tournée à l’Ontario Science Center, dont la construction s’est achevée pendant l’été 1969, mais d’autres lieux, indéterminés, ont aussi été utilisés. ↩︎
- L’environnement sonore du film est largement composé de bruits de fonds marins. ↩︎
- Il ne s’agit pas d’une boucle temporelle, mais d’une boucle créative qui détruit ce qui est créé. ↩︎