To be or not to be (Ernst Lubitsch, 1942)

Allemands et Polonais se combattent, se font la guerre, échangent leurs rôles, et finalement, c’est le Juif qui est sacrifié

On dit de ce film qu’il appartient à plusieurs genres : antinazi, espionnage, burlesque, comédie, vaudeville, etc., et on a raison, mais il n’est pas sûr que l’essentiel soit là, car avant tout, ce film est terriblement tragique, c’est une tragédie qui peut faire sangloter comme Hamlet ou Le Marchand de Venise, si l’on se place du point de vue de ceux dont les monologues sont détournés pour les besoins de la cause : Hamlet et Shylock. Il y a un récit apparent, manifeste, celui du combat sans merci entre Allemands et Polonais jouant les uns contre les autres, et il y a une ruse, c’est que tous parlent la même langue : l’anglais en l’occurrence, mais ce pourrait être une autre langue, une langue commune. Il n’y a pas de hasard dans ce film, gouverné par une mécanique implacable. Ce n’est pas un hasard si le traître polonais envoyé à Londres par les nazis ressemble tellement à l’acteur polonais qui joue (mal) Shakespeare, à tel point qu’on ne peut même pas les distinguer ; ce n’est pas un hasard si un autre acteur polonais se déguise aussi parfaitement en Hitler1. Polonais et Allemands se ressemblent un peu trop pour qu’il n’y ait pas un sous-entendu de la part de Lubitsch. Il faut attendre la fin du film pour mieux comprendre ce dont il s’agit, quand le directeur de la troupe, ce nationaliste aussi raide que buté, finit par trouver une solution au vaudeville en faisant appel au seul acteur Juif, Greenberg2, pour lui dire : Ah tu voulais jouer Shylock ? J’ai quelque chose pour toi, tu vas vraiment le jouer, jusqu’au bout. Greenberg va tout perdre, comme Shylock3. Il accepte de se cacher dans les toilettes des dames alors que les Polonais déguisés en soldats allemands se cachent dans les toilettes des hommes. Tandis que ces derniers s’enfuiront par la grande porte, le Juif est livré à la Gestapo sans espoir de s’en sortir. Ce dénouement est préparé dès le début, quand Greenberg prononce plusieurs fois le monologue de Shylock, cette condamnation vibrante de l’antisémitisme qu’il osera répéter devant (un faux) Hitler. La troupe réussit à sauver les résistants polonais4, mais le salut ne va pas jusqu’à Greenberg qui n’ignore pas que ce rôle sera pour lui le dernier.

Tandis que Greenberg récite plusieurs fois le monologue de Shylock, l’acteur principal Joseph Tura récite plusieurs fois le monologue d’Hamlet5. Hamlet est l’homme indécis, celui qui doute, ne sait pas quoi faire de lui-même et finit meurtrier. Dans le film, les Polonais survivent malgré l’annulation de la pièce pacifiste qu’ils avaient prévu de jouer, tandis que Greenberg est le seul qui sacrifie réellement sa vie. Son sacrifice est le prix à payer pour leur triomphe. Après tout, il n’est qu’un petit acteur de second rôle qu’on ne prend jamais au sérieux. Il fait de l’humour6, il donne son avis, mais on ne lui prête pas beaucoup d’attention. Les résistants polonais sont généreux, mais ils n’ont pas un mot de compassion pour Greenberg. Sa disparition ne les empêchera pas de chanter leur bonheur dès leur arrivée à Londres. Ils n’ont aucune gêne ni culpabilité puisqu’ils ont rempli leur mission : sauver les résistants polonais, se libérer d’abord eux-mêmes avant de libérer leur peuple. Lubitsch avait déjà anticipé, fin 1941, quand il a conçu le film, la disparition du judaïsme polonais. Il connaissait déjà par cœur le discours des jumeaux Kaczyński, dont Wikipedia raconte l’histoire ainsi : Lech Kaczyński et son frère jumeau, Jarosław, sont issus d’une famille patriote bourgeoise. Leur père, Rajmond Kaczyński (1922–2005), ingénieur, a participé à l’insurrection de Varsovie en tant que lieutenant de l’Armée de l’intérieur. Leur mère, Jadwiga Jasiewicz (1926–2013), a été infirmière lors de l’insurrection puis enseignante de littérature polonaise. Pour les frères Kaczyński comme pour les acteurs de la troupe polonaise, il n’y a que des polonais résistants, et les résistants polonais n’ont rien à voir avec la Shoah. Ils n’ont aucune hostilité contre le Juif Greenberg, ils l’ont tout simplement oublié. Greenberg est une victime, pas un bouc émissaire. Que voulez-vous, il fallait bien trouver quelqu’un pour accomplir le plan. Il se trouve simplement qu’il était là, et qu’ils avaient besoin d’un candidat qui accepte de s’effacer sans prétendre à l’héroïsme. Lubitsch ne dénonce jamais directement ; il procède par satire et dérison.

À sa sortie, le film de Lubitsch a été mal accueilli par une large partie de la critique, il n’a pas été un succès. Le cinéaste a été victime d’une première crise cardiaque en 1943 puis d’une seconde, fatale, en 19477. Avant de mourir, il a voulu répondre aux accusations. Jamais, dit-il, il n’a voulu se moquer des souffrances des Polonais8. Il ne s’en est pas moqué : il les a juste un peu oubliées, elles aussi.

  1. Presque tous les varsoviens s’y laissent prendre, sauf une petite fille. ↩︎
  2. Joué par Félix Bressart, juif allemand comme Lubitsch, l’un de ses acteurs fétiches. ↩︎
  3. On trouve dans la conception ou la réalisation du film Edwin Justus Mayer (scénario), Melchior Lengyel (histoire originale), Alexandre Korda (production), tous très sensibles à l’antisémitisme. ↩︎
  4. L’actrice Carole Lombard mourra peu après, à l’âge de 34 ans, avant la sortie du film, dans un accident d’avion. Une scène dans laquelle elle prononce la phrase « Que peut-il arriver à un avion ? » a été supprimée au montage. ↩︎
  5. La troupe de théâtre, qui répétait une pièce anti-allemande intitulée Gestapo, mettant en scène Hitler, est forcée par la censure de la remplacer par une représentation d’Hamlet, de Shakespeare. ↩︎
  6. Comme Lubitsch lui-même, il aime jouer de l’ironie, la parodie, la satire. ↩︎
  7. Il n’avait que 55 ans. ↩︎
  8. “What I have satirized in this picture are the Nazis and their ridiculous ideology. I have also satirized the attitude of actors who always remain actors regardless of how dangerous the situation might be, which I believe is a true observation. It can be argued if the tragedy of Poland realistically portrayed as in To Be or Not to Be can be merged with satire. I believe it can be and so do the audience which I observed during a screening of To Be or Not to Be; but this is a matter of debate and everyone is entitled to his point of view, but it is certainly a far cry from the Berlin-born director who finds fun in the bombing or Warsaw”. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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