Burning Days (Emin Alper, 2022)

Nul n’est innocent, il y a toujours un gouffre dans lequel chuter

Le film commence devant un cratère, vaste effondrement dû au pompage excessif des eaux souterraines (ce qu’on nomme en français des dolines1). Jeune procureur, Emre a été nommé dans le village de Yaniklar2, au fin fond de l’Anatolie, pour enquêter sur le trafic de l’eau dans la région. Sa collègue, juge dans le même village, lui conseille d’accepter l’invitation des édiles locales (dont Sahin, fils du maire, et Kemal, le dentiste local), qui souhaitent, disent-ils, lui souhaiter la bienvenue. Le jeune homme n’est pas tout à fait naïf, mais il est sincère et déterminé, il ne doute ni de la primauté de la loi ni de sa capacité à la mettre en œuvre. Dès son arrivée, il doit supporter l’ambiance délétère du lieu : canicule, chasse au sanglier en pleine ville, utilisation d’armes à feu, rats, coupures d’eau, etc. Tant pis, il affirme son autorité, il désapprouve les tirs et va, sans se méfier, prendre un bain dans un lac voisin. C’est là qu’un journaliste, Murat, le trouve presque nu et l’avertit : attention, ne viens pas ici, tu vas avoir des ennuis. Emre ne cède pas. Il ne veut pas que le représentant du pouvoir central ait l’air faible. Quand les édiles l’invitent à un dîner, il se croit invulnérable, il ne refuse pas. C’est là que les choses commencent à déraper. On le drogue, on le soûle, il finit par s’endormir sur une banquette sans plus savoir ce qui arrive. Le lendemain, quand il apprend que Zeynep, jeune Rom handicapée mentale, a été violée et battue, il n’hésite pas à faire arrêter Sahin, qu’il soupçonne de viol.

À partir de là, commence à intervenir son pire ennemi, le doute. Les deux affaires, celle de l’eau et celle du viol, vont peu à peu se retourner contre lui, sans qu’il puisse en stopper la dynamique – tandis qu’une troisième affaire, peut-être encore plus grave dans le contexte local, va s’ajouter : l’homosexualité3. Car le jeune et beau procureur, qui n’est pas marié, finira par constater qu’il n’a qu’un seul allié dans la ville, le journaliste Murat, beau jeune homme comme lui. Ni l’un ni l’autre ne passe à l’acte, mais les désirs sont visibles.

Quelle est la place des trous dans cette histoire ? Il y a les trous dans la terre, les trous de mémoire et les manques dans l’histoire personnelle du procureur. Il a été nommé dans ce village pour gérer un procès autour de l’eau par des autorités centrales qui n’ignorent probablement rien de la corruption du maire, Selim. Sans doute ses supérieurs hiérarchiques ne sont-ils pas fâchés de le voir tomber dans ce trou-là – qui le rapproche imperceptiblement, irrésistiblement, du journaliste Murat, rare opposant au pouvoir des édiles corrompues. Il y a son incapacité à se souvenir de ce qu’il a fait quand il était drogué, chez Sahin. A-t-il participé au viol de Zeynep, comme on l’en accuse, ou s’est-il réfugié chez Murat, qui habite juste au-dessus ? Il ne peut pas savoir, et finalement peu importe, car dans les deux cas il y a faute. Du simple fait de son célibat, il est déjà fautif. S’il avait été un homme « normal », il aurait participé au viol ; et puisqu’il conteste le viol, c’est qu’il est homosexuel. Dans le monde réel, il n’est peut-être ni l’un ni l’autre, mais le monde réel n’a rien à voir dans cette affaire.

Le procureur et le journaliste sont tous deux coupables, mais il y a pire : le peuple. Rivés à leurs besoins immédiats, ils sont reconnaissants vis-à-vis du maire qui leur fournit des bidons d’eau. Plutôt que d’analyser les pénuries, ils détournent leurs frustrations sur les animaux, les Roms, les étrangers ou les journalistes. Le procureur n’est pas le seul à avoir été drogué par les édiles, tous les habitants le sont, et si le peuple est ontologiquement innocent, alors les autres sont coupables4, ontologiquement coupables. Quels que soient les faits, le procureur est donc responsable et coupable de la pénurie d’eau. La foule se déchaîne contre lui, et lui-même n’est plus tout à fait sûr de son innocence. 

L’innocence se transforme en culpabilité. Dans le procès pour viol qu’il a déclenché -, il finit par douter. Il n’y a pas que le fils du maire, le dentiste et la juge qui l’accusent, il y a aussi Zeynep qui a peur de lui. Ce trou béant s’ajoute aux effondrements karstiques. Dans ces abîmes, la mémoire du village s’enfonce, et aussi sa mémoire. Piégé par le système local, incapable de choisir entre ses désirs homosexuels et la normalité qu’il représente en tant que procureur, il perd confiance en sa propre innocence. S’il avait violé Zeynep, sa virilité serait confirmée, il n’aurait pas à choisir entre des images mentales dont il ne sait plus si elles sont des souvenirs, des hypothèses, des suggestions venues de ses ennemis ou des souhaits inconscients. Obligé d’avouer son impuissance, il est débordé par les incertitudes, des forces incontrôlables où se mêlent la canicule, la puissance du peuple et ses propres pulsions. On le voit à la fin du film au bord d’un cratère qui ne le menace plus, mais le protège. En ce dernier lieu qui fonctionne comme un abri provisoire, il est accompagné par Murat – une relation de méfiance, de complicité, de désir et d’abandon. Jamais l’ambiguïté n’est levée. Après s’être mis deux fois physiquement à nu devant le journaliste (une fois dans le lac et une fois au domicile de ce dernier), il est confronté à une autre mise à nu qui pourrait se révéler bien pire. Si autour de lui tout le monde (la juge, le peuple, les pouvoirs locaux) dénonce son orientation sexuelle (supposée), ne devrait-il pas la dénoncer lui aussi ? S’il en était vraiment sûr, il le ferait, mais les images se bousculent. Il ne peut pas évacuer ces tendances, mais il ne peut pas non plus les assumer. Il les refuse, les rejette comme le peuple rejette les étrangers. Dans ce film dirigé contre la corruption et son corrélat, le populisme, une autre sorte de corruption gangrène l’esprit du procureur – comme si les contre-vérités propagées dans le village affectaient ses défenses, fragilisaient ses constructions mentales, déstabilisaient l’ordonnancement habituel de son cerveau. Entre intériorité et extériorité, il n’y a pas de frontière qui tienne. 

  1. Wikipedia : Une doline est une forme caractéristique d’érosion des calcaires en contexte karstique. La dissolution des calcaires de surface conduit à la formation de dépressions circulaires mesurant de quelques mètres à plusieurs centaines de mètres de diamètre. Leur fond est souvent occupé par des argiles de décalcification ou terra rossa (terre rouge), fertiles et plus ou moins imperméables. ↩︎
  2. Il s’agit d’une ville entièrement fictive.  ↩︎
  3. Cette dimension homosexuelle n’ayant pas été mentionnée dans le scénario soumis aux autorités turques, les subventions gouvernementales ont été retirées au film. ↩︎
  4. Parler de peuple, c’est toujours supposer une extériorité, du non-peuple qu’on peut légitimement rejeter, détester, détruire. Les journalistes, les juristes et les homosexuels entrent évidemment dans cette dernière catégorie, contrairement aux corrompus. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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