Decision to Leave (Park Chan-wook, 2022)

Un fantasme de flic où les fautes, les crimes et les trahisons se déplacent, se croisent et se neutralisent, sans jamais s’annuler.

Un film policier, une histoire de meurtres assez banale : le coup du détective qui tombe amoureux de la jolie veuve. En l’occurrence la suspecte est une Chinoise installée en Corée, qui se marie deux fois avec des hommes riches et/ou passablement escrocs. Les deux maris meurent de mort violente, le premier par ce qui ressemble à un suicide, le deuxième tué par un autre mafieux. Un détective essaie de reconstituer la suite des événements. Il entre pour cela dans l’intimité de la Chinoise, si près qu’il finit par tomber amoureux. Il la surveille toutes les nuits, au risque de passer pour un voyeur1, lui parle, l’invite, lui fait la cuisine2. Il renonce à l’inculper avant de découvrir que le mari ne s’est pas suicidé, c’est la Chinoise qui probablement l’a assassiné en le poussant du haut d’un rocher3. Elle a dû pour cela escalader la paroi, entre deux précipices. Le détective dissimule cette découverte à ses collègues, puis survient le deuxième cas. Après l’avoir rencontrée par hasard dans la ville où il travaille4, il est chargé de l’enquête. À nouveau il faut innocenter la jeune femme car on trouve un autre meurtrier plus probable. Le détective se confie à elle, elle fait semblant de lui répondre, mais finalement elle s’efface dans le sable de la mer – une forme de suicide. 

On peut critiquer ce film pour sa banalité, pour sa construction abstraite, dépourvue d’émotion, pour la crédibilité douteuse de ces personnages sans véritable passé ni substance. Tout est fait pour introduire de l’ambigüité, du brouillage. On ne sait plus qui est qui, qui doit reprocher quoi à qui. Le détective est consciencieux, il aime son métier, il garde chez lui des traces des affaires non résolues, mais la Chinoise le fascine. En ne la dénonçant pas, il devient son complice. De même que la Chinoise trahit ses maris, le détective trahit son métier et sa femme. Tout est douteux, incertain, y compris les raisons pour lesquelles la Chinoise a quitté la Chine. La crédibilité de ce film ne repose pas sur une construction de personnages, mais sur l’expression d’un fantasme. Plutôt qu’un récit de meurtres, c’est un rêve de flic. Le policier qui méprise les petits délinquants après lesquels il doit courir aimerait avoir pour amante une séduisante étrangère. Qu’elle soit éventuellement criminelle la rend plus exotique, plus transgressive. Le fantasme est si prégnant qu’il en oublie sa femme.

Il n’est pas surprenant que ce film ait reçu le prix de la mise en scène à Cannes. Pour les experts et les cinéphiles, son principal intérêt réside dans l’extraordinaire sophistication du montage. Les scènes fragmentées, les récits partiels, les ellipses se succèdent. Tout est mélangé : enquête policière, attirance du détective pour la suspecte, rêves et vies, flashbacks sur le passé coréen ou chinois de la belle. On passe sans discontinuer d’un point de vue à un autre, d’une mémoire à une autre, d’une hypothèse à une autre, d’une langue à une autre (chinois / coréen). La faute originelle de la femme reste dissimulée. Aurait-elle quitté la Chine à la suite de l’euthanasie de sa mère ? Pourquoi choisit-elle précisément ces hommes et pourquoi contribue-t-elle à leur assassinat ? Dans la dernière scène, tout se passe comme si, s’étant vengée, elle pouvait disparaître à son tour5. Il ne reste de cette histoire que les cris du détective qui appelle ses collègues à la rescousse. C’est lui qui porte le poids des transgressions non punies, celles de la Chinoise et les siennes. S’il l’a innocentée à tort, c’est qu’il est lui-même coupable. Il n’a pas enquêté pour trouver la vérité, mais dans son intérêt personnel. En montrant son indifférence, la Chinoise s’est vengée de tous, y compris du détective. Elle l’a laissé en guerre avec lui-même.

  1. Il faut bien que l’insomnie (ou l’apnée du sommeil) serve à quelque chose (remplacer le rêve par le rêve éveillé).  ↩︎
  2. Comme à sa femme. ↩︎
  3. Une étrange falaise en forme de piton, qui rappelle par sa verticalité le style en abîme du film. ↩︎
  4. Rejoignant sa femme dans une autre ville, il y retrouve la Chinoise. ↩︎
  5. D’où le titre : Decision to leave. Elle a quitté la Chine, puis la vie.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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