Fitzcarraldo (Werner Herzog, 1982)

Où la contrainte économique et le pur plaisir (anéconomique) se confondent dans la même démesure, la même circularité fantasmagorique, qui est celle du cinéma

Avant tout, Brian Sweeney Fitzgerald, dit Fitzcarraldo 1, est un passionné d’opéra. Il vit à Iquitos2, capitale du Loreto en Amazonie péruvienne, une ville qui est, encore aujourd’hui, la plus grande agglomération au monde non accessible par la route, mais uniquement par avion ou bateau3. Il est en couple avec Molly4, la tenancière du bordel local, pas du tout honteuse de sa position, qui participe à la vie sociale et exhibe non sans fierté ses pensionnaires. Avec les faibles ressources de Fitzcarraldo qui fabrique des blocs de glace pour l’usage local et les ressources plus significatives de Molly, le couple pourrait vivre agréablement, s’il n’y avait la passion de Fizcarraldo pour l’opéra. Il passe ses journées à écouter des extraits d’opéra sur son gramophone5, et rêve de construire à Iquitos un opéra magnifique, encore plus beau que celui qui existe à Manaus (Brésil), ville la plus facilement accessible quoique située à 1500 kilomètres à vol d’oiseau et beaucoup plus loin en naviguant sur l’Amazone, seule façon de s’y rendre à cette époque. Il admire particulièrement le chanteur Enrico Caruso (1873-1921), dont la première tournée en Amérique du Sud a eu lieu en 19036. Le contexte du film, avec l’énorme boom de l’industrie du caoutchouc dans une région isolée, est assez précisément respecté. L’intrigue est à peu près aussi folle que l’ambition délirante de l’aventurier qui a vécu sous le nom de Carlos Fermín Fitzcarrald (1842-1897)7.

Le personnage conçu ou restitué par Werner Herzog est, à sa manière, une sorte de souverain. Contrairement à la source historique, son but n’est pas l’enrichissement, mais la beauté8. Il aime l’opéra sans limite, inconditionnellement, et il aime aussi sa ville d’Iquitos, lieu inaccessible et cosmopolite où se rencontrent les Indiens, les aventuriers, les bourgeois et les repris de justice. En désirant pour sa ville qui n’avait à l’époque que 10.000 à 15.000 habitants le plus bel opéra d’Amérique du Sud, inauguré par le meilleur chanteur, Enrico Caruso, il est absolument irréaliste, mais son irréalisme est à la mesure de la fièvre du caoutchouc. Il utilise pour accomplir son rêve l’argent que lui donne Molly qui n’est pas gagné sur l’hévéas ni sur les Indiens, mais sur le plaisir. L’argent du plaisir va au plaisir, soutenu par le sourire incandescent de Molly et une armée d’Indiens dont Herzog imagine qu’ils ne sont pas obligés de coopérer, mais le décident eux aussi souverainement en fonction de leurs croyances – une thèse qui ignore les horreurs coloniales et serait probablement impossible à soutenir au 21ème siècle.

Le résultat est un film extravagant qui pousse aux limites le contraste entre deux objectifs contradictoires : l’économique et l’anéconomique. D’un côté, pour construire un opéra, il faut de l’argent, et pour s’en procurer Fitzgerald-Fitzcarraldo n’a aucun scrupule. Il peut s’en prendre aux Indiens, à leur civilisation, à leur culture, et aussi vandaliser autant qu’il le peut ce qui reste de forêt vierge. Son besoin d’argent étant colossal, son projet économique doit être lui aussi démesuré. Avec la complicité des chefs, il procède de la manière la plus moderne, la plus brutale : le travail industriel. Mais d’un autre côté, il ne cherche pas à s’enrichir pour s’enrichir. Son enrichissement virtuel est voué à la pure dépense, au service de sa conception extatique de la beauté. Pour bâtir le plus splendide des bâtiments, pour accueillir le plus merveilleux des chanteurs, il est prêt à tous les sacrifices. La bourgeoisie locale, qui ne le prend pas au sérieux, cherche surtout à se débarrasser de son gramophone. On retrouve le même contraste chez Molly : enrichie par la prostitution, elle offre gracieusement ses économies à son amant, pour un projet qui n’est pas le sien. Il faut dire que le potentat local propriétaire d’un immense territoire, n’agit pas autrement : obsédé par sa fortune, il peut aussi jeter les billets ou les perdre au jeu. Dans ce contexte, les opposés se touchent, se brouillent et s’annulent. L’excès d’accumulation touche à l’excès de destruction, l’exploitation coloniale coexiste avec la fascination pour la pureté d’une voix, la puissance du bateau9 qui finit par se hisser sur la montagne poussé par ses propres machines est indissociable de la croyance des Indiens en la puissance des démons et des forces hostiles. A cela s’ajoutent deux autres ambitions démesurées : le narcissisme de Fitzcarraldo qui ne doute de rien, et l’audace intransigeante de Werner Herzog qui prend tous les risques pour la simple réalisation d’un film (un autre hommage à la dépense pure). Les contrastes se multiplient en même temps qu’ils s’annulent et fusionnent. 

Le film n’est pas circulaire sans raison. Il commence et finit par une représentation d’opéra10, avec orchestre et chanteurs venus d’Europe. Le bateau qui part en remontant le fleuve Uycali, réputé inaccessible à cause de violents rapides, revient au même endroit après avoir traversé dans l’autre sens les cascades réputées infranchissables. Fitzcarraldo avait prévu de s’arrêter en haut du fleuve pour s’enrichir, mais il est entraîné directement vers le bas pour s’appauvrir. Le couple heureux et uni du départ se retrouve heureux et uni à la fin. Le bateau propriété du roi du caoutchouc redevient propriété du roi du caoutchouc. L’argent du plaisir est dépensé pour un acte de pure dépense, une fête triomphale qui ne triomphe de rien. Il est inutile de faire passer un bateau d’une rivière (la Pachitea) à une autre (l’Uycali), car finalement toutes les rivières se croisent dans l’Amazone. Et pourquoi construire un bâtiment « Opéra » si l’orchestre peut tout aussi bien jouer sur un bateau ? Tout cela ne mène à rien, si ce n’est à la jouissance sincère de Fitzcarraldo. Même vendu, le bateau sera toujours le sien, car ce bateau est son « moi », lequel plus tard pourra prendre appui sur autre chose, n’importe quoi à condition qu’il subsiste.

On pourrait reprocher à Werner Herzog ce qu’on reproche à Fitzcarraldo : il instrumentalise les Indiens. On sait qu’il les a réellement fait travailler pendant le tournage du film à la manière du vrai Carlos Fitzcarrald, mais il y a pire, car il a projeté sur eux des idées de démons et de malédiction qui ont peu à voir avec leur culture. En 1982, attribuer à ces « sauvages » des rituels inventés de toutes pièces pour les besoins du film est assez contestable. Craignant l’effondrement de leur monde, ces Indiens Jivaros sacrifient le bateau, un comportement irrationnel, une dépense pure dans la logique du film, sans aucun souci de cohérence avec les cultures amazoniennes du début du 20ème siècle11. On ne s’étonnera pas qu’on puisse voler leurs terres aussi facilement à des Indiens aussi peu réalistes – alors que le tournage du film s’est heurté sans cesse aux revendications, voire aux révoltes, des populations locales.

Dans les mises en abyme qui structurent le film, il y a d’abord l’opéra : une dépense pure, excessive, disproportionnée, qui aura toujours été, depuis son invention en Italie au tournant du 16ème et du 17ème siècle, parallèlement aux débuts de la conquête coloniale, l’occasion de fêtes somptueuses où les classes dirigeantes se donnent en spectacle à elles-mêmes, mettent en scène leur organisation hiérarchique et magnifient le luxe auquel elles aspirent. Le tournage du film est lui-même un vaste opéra en vraie grandeur. Il y a ensuite le cinéma : le projet musical de Fitzcarraldo fait écho au projet cinématographique de Werner Herzog. Il faut au personnage du film un véritable opéra, et au réalisateur un véritable bateau (voire plusieurs). Il refuse tout trucage, tout modélisme, et fait installer par les Indiens des poulies géantes12 capables d’entraîner le gigantesque poids. Il ne s’agit pas seulement de représenter l’événement, il s’agit de le vivre en direct. Les points communs entre Herzog et Fitzcarraldo sont nombreux : trouver des financements, recruter du personnel, improviser en fonction des difficultés13. Herzog se sert de trois bateaux, un pour naviguer et deux pour des scènes fixes14, il tourne avec une équipe réduite (douze à seize personnes) dans la boue et les trombes d’eau non sans mettre (vraiment) en danger la vie des figurants15, il installe pour plusieurs mois un camp qui devient un lieu de vie. Entre le tournage du film et le film, la distinction tend à s’effacer. La démesure de l’un n’est crédible que grâce à la démesure de l’autre. Pour accomplir l’œuvre, il faut dépenser jusqu’au dernier sou, expulser toute notion de rentabilité de l’acte en cours. Le retour régulier de la voix de Caruso dans l’épreuve a pour corrélat le retour régulier de la caméra dans la jungle amazonienne : pour Herzog, le film n’est pas (ou pas seulement) autobiographique : il est sa vie même.

  1. Dix ans après Aguirre, le rôle est finalement tenu par Klaus Kinski, qui n’était pas le premier choix d’Herzog (Mick Jagger, Jack Nicholson, Warren Oates, Jason Robards ont été envisagés). ↩︎
  2. Extrait de l’article de Wikipedia sur Iquitos : La ville comptait 648 habitants en 1863. « L’ère du caoutchouc commence en 1880 et va durer une trentaine d’années ; inscrite dans une stratégie industrielle, son marché est mondial. L’exploitation de l’hévéa nécessite une main d’œuvre abondante, devant accepter une mobilité régulière, des conditions de travail difficiles et dangereuses. En 1897, Iquitos compte 10 000 habitants. Reliée à Manaus au Brésil et à Pucallpa par voie fluviale, ses échanges sont de plus en plus importants. En 1903, l’Église ne semble pas encore véritablement implantée. Le père Paulino Diaz, préfet apostolique de San Leon de l’Amazone déplore que la ville n’ait qu’une église, qui plus est provisoire, alors que les tâches du clergé sont nombreuses et urgentes à accomplir : le faible nombre de personnes sachant lire et écrire, ayant reçu une instruction religieuse explique la grande diversité des pratiques religieuses, où se mêlent les traditions indiennes et certains aspects des cultes catholiques. En 1911, à l’apogée du caoutchouc, la ville comprend 15 000 habitants parmi lesquels de nombreux Chinois, Brésiliens, Espagnols, des Italiens, des Portugais mais aussi quelques Nord-Américains, Allemands, Français, 40 Juifs marocains. Le caoutchouc s’effondre au milieu des années 1910, devant l’épuisement des ressources. Autour de la ville, les hévéas ont disparu : la méthode d’exploitation ne pouvait se prolonger qu’à court terme. À la recherche d’autres richesses, les années 1920 seront celles du bois précieux et des résines, et à plus faible échelle celles des animaux que l’on vendra en Europe. Les années 1930 seront marquées par l’or et l’huile qui feront prospérer la ville avant le pétrole. » ↩︎
  3. Si l’on interroge Google Maps sur la durée du trajet en voiture entre Lima et Iquitos, la réponse est : « Désolé, nous n’avons pas pu calculer l’itinéraire en voiture entre « Iquitos, Pérou » et « Lima, Pérou ». ». ↩︎
  4. Interprétée par Claudia Cardinale. ↩︎
  5. Le 11 avril 1902 à Milan, Caruso a enregistré dix disques avec des airs d’opéra pour le compte de la maison de disques anglaise Gramophone & Typewriter Company. Il est le premier à avoir utilisé à grande échelle la nouvelle technologie, le premier à avoir vendu plus d’un million de disques avec l’air Portez la veste (Vesti la giubba) de l’opéra ‘Pagliacci’ par Ruggero Leoncavallo, créé le 21 mai 1892 au Teatro Dal Verme à Milan et enregistré aux États-Unis en 1904 et 1907 pour le label Victor. ↩︎
  6. Sa première tournée sur place date de 1903. En quittant l’Europe vers 1915-17, il échappait lui-même à la guerre. ↩︎
  7. Carlos Fermín Fitzcarrald a effectivement existé. Fils d’un marin d’origine irlandaise et d’une Péruvienne, il a été l’un des plus audacieux aventuriers de la forêt amazonienne. Surnommé le « fou de la forêt » d’Iquitos où il est né et s’est caché à la suite d’une condamnation à mort pour espionnage, il est devenu l’un des « barons du caoutchouc ». Pour exporter cette matière première vers l’Atlantique, il a cherché un fleuve qui naitrait dans l’Amazonie péruvienne ou bolivienne et rejoindrait l’Amazone. Il a aussi tenté de creuser un canal, lancé des milliers de barques au milieu de la forêt, fait transporter les matières à dos d’hommes quand les rapides se faisaient trop forts, construit d’immenses mansardes au confluent de deux fleuves pour en faire sa base d’opérations. Il est mort noyé dans les rapides du Rio Urubamba en 1897, à l’âge de 35 ans, en tentant de réassembler la bateau qu’il avait fait transporter au-dessus d’une montagne. Mais rien d’indique, dans les documents disponibles, qu’il ait été passionné d’opéra. ↩︎
  8. La haute société locale l’appelle : « le chevalier de l’inutile ». ↩︎
  9. On évalue le poids du navire hissé dans la montagne à 320 tonnes. ↩︎
  10. Il s’agit d’Ernani, de Verdi, avec Enrico Caruso et Sarah Bernhardt – doublée en coulisse par une autre chanteuse. ↩︎
  11. Refusant de lire des ouvrages d’ethnologie, Herzog ne s’intéressait qu’à la situation présente des Indiens. ↩︎
  12. Inspirées, selon Herzog, par la visite des alignements de Carnac. Si les Bretons de l’époque on pu faire porter de telles masses à bras d’homme, pourquoi pas lui ? ↩︎
  13. La préparation et le tournage du film ont duré plus de trois ans. ↩︎
  14. Il fallait filmer au même moment le bateau franchissant la montagne et celui qui descend sur le fleuve. ↩︎
  15. Des membres de l’équipe ont été tués lors d’un voyage en avion depuis Iquitos. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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