Last Words (Jonathan Nossiter, 2020)

Au bout du compte, le dernier mot appartient au cinéma, car malgré tout, il porte encore la promesse.

On pourrait croire que c’est un film postapocalyptique de plus, et on n’aurait pas tort. Mais on peut aussi le lire autrement, comme un film sur le cinéma1, un film-symbole qui dit son mot (le dernier) sur ce qui est peut-être le dernier des arts. Et s’il ne restait plus que le cinéma pour rendre compte de ce qui reste encore, du monde dans le monde ? Ce n’est peut-être pas la thèse de Jonathan Nossiter, mais c’est la thèse du film. En 2085, dans une terre absolument désertifiée (ni animaux, ni arbres, ni végétaux, ni fleuves, pas d’autre eau que celle qu’on trouve encore dans les bouteilles)2, un jeune homme noir (on l’appelle Kal, diminutif du nom de l’acteur Kalipha Touray3, mais le personnage a oublié son nom, s’il l’a jamais connu), débarque on ne sait comment à Paris avec sa sœur enceinte. La ville est complètement détruite, à peine habitée, comme toutes les autres villes. Analphabète, il apprend à lire tout seul dans l’appartement en ruine d’un cinéphile, dans lequel il trouve d’étranges bandelettes de celluloïds qui lui donnent l’idée d’aller voir l’endroit d’où elles proviennent, la cinémathèque de Bologne. Après un long voyage où il assistera à l’assassinat de sa sœur4, il trouvera effectivement quelqu’un dans les sous-sols, un vieux cinéaste solitaire nommé Shakespeare5 qui noie son pessimisme radical dans des éclats de rire. C’est alors qu’il voit pour la première fois un film projeté par le vieil appareil à pédale utilisé par Shakespeare.

Ils entendent dire que des survivants se sont regroupés dans la région d’Athènes. Après un long voyage en cariole sur un site où, près d’un océan couleur de sang, se trouve un temple grec en ruine6 et où quelques végétaux poussent encore (mais dont les productions ne sont pas comestibles), il retrouve quelques centaines d’humains survivants, dont un chirurgien7, une vieille lithuanienne8 et une femme9 qui cherche à faire pousser quelques graines, sans succès. L’événement, c’est que les survivants, isolés les uns des autres, finissent par se réunir pour regarder des vieux films10. C’est leur seul moment de joie, leur seule satisfaction. 

Il n’y a pas d’espoir dans ce monde, la seule question est de savoir qui mourra en dernier11. Ce sera Kal, ce jeune homme qui, n’ayant rien connu de l’ancien monde, ne le découvre que par le cinéma12. Il a toujours connu la mort, et il sait par expérience qu’après, il n’y a plus rien. Mais peu importe, il demande aux survivants de raconter leur histoire, il les filme. Pourquoi ? Pour qui ? Il ne se pose pas ces questions13, il sait seulement qu’il doit filmer14. Par ce récit lapidaire, le film interroge sur ce devoir. Tout peut disparaître d’un jour à l’autre, mais la promesse est encore en cours. Laquelle ? Pour qui ? Le fait qu’il n’y ait pas de réponse n’annule ni cette promesse ni la virtualité d’un Qui. Comment se fait-il qu’une fable absolument pessimiste puisse susciter chez le spectateur une certaine euphorie15 ? La joie du jeune Noir dans la dernière scène où il projette un film ne tient pas à un retour d’optimisme. Il expérimente la promesse à l’état pur, vide de toute signification concrète, et cette promesse le fait jouir. Peut-être Jonathan Nossiter espère-t-il une jouissance analogue par son retour à l’agriculture16.

  1. L’histoire est inspirée du roman de Santiago Amigorena, Mes derniers mots, paru en 2015 aux éditions POL. ↩︎
  2. Le film a été tourné dans le désert marocain, dans l’Italie du sud et à Bologne. ↩︎
  3. Ce réfugié gambien de 19 ans ne parlait pas un mot d’anglais au début du tournage. Il s’exprime dans le film dans sa langue – qu’on ne comprend pas. Après le tournage, l’équipe du film a essayé de régulariser sa situation. ↩︎
  4. Par des enfants qui se demandent ce qu’il peut y avoir dans son ventre.  ↩︎
  5. Interprété par Nick Nolte, qui a accepté de passer quatre mois de tournage dans les conditions difficiles d’un parc archéologique. Donner au dernier cinéaste le nom de Shakespeare, c’est soutenir que ce qui était autrefois la fonction du théâtre est maintenant la fonction du cinéma. ↩︎
  6. Paestrum, au sud de Naples. ↩︎
  7. Stellan Skarsgård, qu’on voit souvent dans les films de Lars Von Trier. Il arrive à ce médecin de soigner, mais aussi de donner la mort quand il le juge nécessaire. Il se la donnera d’ailleurs aussi à lui-même. ↩︎
  8. Charlotte Rampling. ↩︎
  9. Alba Rohrwacher. ↩︎
  10. La voix de Beth Gibbons, les cascades de Buster Keaton, le gag de l’Arroseur arrosé des frères Lumière, les facéties des Monty Pythin, des comédies musicales, etc. ↩︎
  11. Le film a été tourné avant la pandémie de COVID-19, mais il prévoit l’arrivée d’un virus qui tue de nombreux survivants. ↩︎
  12. Ce pourrait être une allusion indirecte à l’addiction aux écrans des jeunes d’aujourd’hui. ↩︎
  13. Après tout, nous sommes tous dans la même situation : nous disparaîtrons sans savoir ce qu’il adviendra de ce que nous avons fait. ↩︎
  14. Il reconstitue pour cela la première caméra des frères Lumière. ↩︎
  15. Ce qui explique peut-être l’étrange ferveur dont le film a fait l’objet lors de sa projection au festival de Deauville. ↩︎
  16. Né aux Etats-Unis, après avoir vécu en France, Angleterre, Grèce, Brésil, il s’est installé en Italie dans sa ferme près du lac de Bolsena (Latium), pour se consacrer aux semences anciennes. Selon lui, la question agricole est la grande question de notre époque – mais il ne s’interdit pas de tourner éventuellement, plus tard, un nouveau film. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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