Rester vertical (Alain Guiraudie, 2016)

Il faut, quand le patriarcat se désagrège, « rester vertical » sans la prothèse d’une érection, sans le prétexte d’un ordre social.

On ne sait s’il faut parler de descente aux enfers ou de re-naissance, pour un jeune scénariste (Léo) parti chercher l’inspiration dans les Causses, et qui se retrouve sans l’avoir voulu à la fois papa, sodomite et meurtrier. Tout lui tombe dessus d’un seul coup : féminité, maternité, paternité, homosexualité, animalité, et même l’obligation d’accompagner un vieillard qui se donne la mort. Comme par hasard, la jeune fille qu’il rencontre s’appelle Marie, et c’est la fille d’un berger. Elle rejette son père, dont probablement elle n’ignore pas les tendances homosexuelles, et rejette aussi Léo qui l’a engrossée, peut-être pour les mêmes raisons. Alors que fait-il? Il s’en va avec le bébé abandonné, prenant à son compte cette position maternelle. Tout se mélange, dans cette histoire, dès le début. On ne sait jamais qui est qui, et le jeune garçon qu’il essaie de séduire (Yoan), avec son air efféminé, finira par prendre avec Marie la position la plus virile. C’est le plus jeune qui prendra la fonction de père du bébé, comme s’il fallait que tout s’inverse.

C’est comme si Alain Guiraudie s’était donné pour tâche de faire exploser les catégories traditionnelles du genre. Marie n’a aucun comportement maternel. Les deux hommes âgés (Jean-Louis le père de Marie et Marcel le vieillard presque mourant, qui a fonction de père pour Yoan) ont des tendances homosexuelles et pas de femme à la maison. En faisant le choix de l’euthanasie, Marcel écoute la musique de sa jeunesse, les Pink Floyd, tout en se comportant comme père adoptif de Yoan qu’il traite de pédé et qui fait son ménage. On ne saura jamais si Yoan fait semblant, s’il est vraiment gay, ou s’il ne fait que se conformer au désir plus ou moins avoué de Marcel. Il semble que les places ne cessent de circuler, que les genres biologiques ne soient que des prétextes, toujours au bord de la transgression.

Dans ce mélange LGBT de féminité, de maternité, d’animalité et d’ambiguité sexuelle, l’inquiétante étrangeté est florissante. Une psycho-guérisseuse est appelée à la rescousse; elle tente de rassurer, mais ne guérit rien. Dans un récit qui commence et finit par la peur du loup, rien ne peut faire disparaître la menace invisible. Marie, la bergère qui garde les brebis armée d’un fusil, n’est-elle pas aussi dangereuse que ces animaux? N’est-elle pas, d’une certaine façon, encore plus sauvage? Il suffit de contempler son sexe, sa vulve, pour s’en convaincre (et bien entendu Guiraudie ne nous fait pas grâce de cette contemplation). Le bébé, qui aura dû passer par ce lieu sans nom, ne doit-il pas être rendu au loup? C’est ce que laisse entendre le simulacre de sacrifice montré à la fin du film.

Devenu un proscrit, un criminel qui a sodomisé un vieil homme au moment où celui-ci se donnait la mort, et ce, dixit la presse locale, sous les yeux de son propre bébé, Léo se transforme en bête sauvage, en animal barbu qui doit fuir la police et la société, se cacher et dormir dans la grange, avec les chèvres. C’est le moment ultime de sa métamorphose. Son dernier geste est sacrificiel : offrir au loup un agneau (substitut de son fils absent), en échange de quoi? On ne le saura pas, car l’ange Jean-Louis s’interpose. Une deuxième fois, Léo aura été sur le point de donner la mort – sans la donner. Comme dans le récit biblique du sacrifice d’Isaac, Léo-Abraham aura témoigné de sa foi en proposant à l’holocauste l’agneau qu’il était sensé protéger. Mais le loup n’est pas seul, une meute l’accompagne. Comment se protéger de la meute? Il faut se tenir droit dit Léo, rester vertical. Quelle verticalité? Tout le film vient nous dire qu’elle n’est pas et ne peut pas être phallique. Ce n’est ni une posture souveraine, ni une érection. Toute la question est de savoir de quelle verticalité il s’agit. Si on se situait du côté de l’éthique, on l’appelerait droiture, mais ce n’est pas ça, ou pas seulement ça. Il s’agit de s’immuniser contre une autre sauvagerie, celle qui aura exclu Léo de la société et fabriqué les SDF qu’on rencontre à diverses reprises dans le film. Dépouillé de tout, il ne reste à Léo que cette quasi-verticalité qui semble désormais déconnectée du désir sexuel. On peut se tenir droit, semble-t-il dire à son compère Marcel, sans la prothèse phallique, sans l’impératif d’une érection. C’est ainsi et seulement ainsi, sans fusil ni violence, qu’on peut se protéger de la meute des loups.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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