Zidane, un portrait au 21ème siècle (Philippe Parreno et Douglas Gordon, 2006)

Un effacement radical de la voix singulière sous l’omniprésence du corps et du son

Commentaire du musée des Beaux-Arts du Canada : Pour ce film tourné en temps réel lors d’un match de championnat opposant le real Madrid et Villarreal, le 23 avril 2005, Gordon et Parreno et leur équipe de techniciens ont utilisé 17 caméras réparties dans le stade madrilène de Santiago Bernabéu pour filmer Zidane pendant toute la durée du match. L’installation obtenue est un montage complexe qui juxtapose des extraits qui se retrouvent sur la pellicule de chaque caméra à des extraits bruts enregistrés par la première caméra. La bande sonore incorpore les hurlements d’une foule de 80 000 adeptes en délire, des commentaires de la télévision espagnole et la musique originale du groupe écossaise Mogwaï – le tout entrecoupé de bruits de terrain et de moments complets de silence. Chaque mouvement de l’athlète est projeté à l’écran plus grand que nature dans la salle sombre transformant sous notre regard scrutant le sujet en un objet de fascination. Ce portrait intense, qui analyse le culte de la célébrité et remet en question l’image comme objet de consommation, offre au spectateur le sentiment de plonger dans l’intimité de ce héros du sport. Zidane est un portrait résolument avant-gardiste qui fusionne des genres et des médias connus et nous propose une expérience radicalement différente.

Pourquoi avoir intitulé le film Un portrait au 21ème siècle ? Pour exprimer le fait que le film est un canon, et se veut tel. Ce n’est pas un canon sportif, ni un canon de beauté, c’est un canon filmique. Il est (le film) aussi typique qu’une statue antique. Il nous donne le canon d’une certaine esthétique qui est celle d’un certain art contemporain, dont il est déjà considéré comme un chef d’œuvre. Son véritable sujet (au film) n’est pas un sportif (Zidane1), mais la façon de faire un film, voire la bande-son2 comme objet d’exposition. Les artistes conceptuels Philippe Parreno et Douglas Gordon se prennent eux-mêmes pour sujets. D’ailleurs les commentaires (souvent admiratifs), qui ne sont pas vraiment des critiques de cinéma (ni de sport), soulignent avant tout la performance technique : des talents de réputation mondiale (le directeur de la photographie, le cadreur, le mixeur, le monteur – il n’y a évidemment plus de scénariste, et le réalisateur est un artiste, pas un auteur de film), 17 caméras synchronisées prêtées par l’armée américaine et/ou 32 caméras numériques, « mêlant différents formats du Super 35 mm à la haute définition pour une projection finale en scope ». La conjonction de ces compétences vaut bien la performance sportive de l’homme dont le portrait humano-cinématographique remplace celui des dieux du stade qui ne sont plus qu’une référence très lointaine.

Autour de Zidane – qui n’est qu’un prétexte, le film nous montre comment, aujourd’hui, on fabrique un film. Le 21ème siècle est portraitisé comme celui où l’espace est construit à partir du vécu immédiat d’un homme, transformé, combiné, incrusté jusqu’à devenir le portrait d’un monde audiotechnovisuel. Le film oppose deux types de montages : celui des télévisions organisé autour des règles du jeu dans leur continuité temporelle et spatiale (le trajet du ballon); celui des réalisateurs (artistes conceptuels), autour du corps du joueur, en résonance avec le public et le stade. Ce ne sont pas deux représentations d’un même match, ce sont deux réalités, qui construisent toutes deux leur propre référent.

Que serait un film où l’omniprésence se désintéresserait totalement de la parole? A peu près ça. Zidane a à peine besoin d’une voix, car sa voix à lui, c’est un corps. Le film porte sur le corps de Zidane : il respire, sue, court, crache… Entièrement concentré sur le ballon comme une bête surveillant sa proie, attentif uniquement au jeu, traversé de part en part par les bruits du stade qui ne sont qu’une extension de ce corps, étranger à tout ce qui pourrait l’éloigner du ballon, Zidane est une caisse de résonance. La voix reconstituée n’est pas sa voix à lui, c’est un artefact entièrement fabriqué (une bande-son), un dispositif technique, une combinaison de montage, d’écriture, de sonorités, de bruitage, de musique et de synchronisations. ll y a effacement radical de la voix subjective sous l’instrumentalisation.

  1. Le footballeur Zinédine Zidane a fait partie, entre autres, de l’équipe de France qui a remporté la Coupe du Monde (1998) et le Championnat d’Europe (2000). ↩︎
  2. La bande originale du film est entièrement composée et interprétée par le groupe post-rock écossais Mogwai, qui a accepté la demande d’un des réalisateurs, Douglas Gordon, après avoir visionné des séquences du film associées à un remix de leur pièce Mogwai Fear Satan↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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