Masculin Féminin (Jean-Luc Godard, 1966)

Il faut, pour donner au film un poids de pensée, de réel, mettre en scène la non-réponse de l’autre

Résumé

Le film commence avec Paul (Jean-Pierre Léaud) épelant, très lentement un texte. Madeleine Zimmer (Chantal Goya) entre dans le café. Paul explique qu’il revient du service militaire, et qu’il cherche peut-être du travail. Il tient un discours politique qui semble ennuyer Madeleine (on est en pleine campagne électorale 1965). Un couple se dispute derrière eux, la femme prend un revolver et tue le père de son enfant (on n’y attache aucune importance, c’est comme s’il s’agissait de la scène la plus banale de la vie courante). Puis la vie continue, d’un café à l’autre. Paul rencontre un copain (Robert, le communiste – beaucoup moins séduisant). Ils parlent de politique, Paul accepte de signer une pétition. Insertion du réalisateur : LE TRAVAIL HUMAIN / RESSUSCITE LES CHOSES / D’ENTRE LES MORTS. On entend des aphorismes en voix off, du genre : LA FRANÇAISE MOYENNE N’EXISTE PAS. Paul s’installe dans l’appartement que Madeleine partage avec deux colocataires, Elisabeth et Catherine.

Longue conversation entre Madeleine et Paul dans les toilettes. Ils parlent d’amour et de sexe de la façon la plus franche et directe. Avec la copine de Robert, Catherine, ils sortent à quatre. Les garçons manifestent contre la guerre au Vietnam. Insertion : LE PHILOSOPHE ET LE CINEASTE ONT EN COMMUN UNE CERTAINE MANIERE D’ETRE, UNE CERTAINE VUE DU MONDE, QUI EST CELLE D’UNE GENERATION. Ils traversent Paris. Dans le métro, ils écoutent les conversations d’autres voyageurs sur le sexe, le racisme. Insertion : IL N’Y A PLUS QU’UNE FEMME ET UN HOMME. Dans les toilettes, ils discutent de racisme, de sexe et de n’importe quoi. Insertion : LA TAUPE EST INCONSCIENTE, MAIS ELLE CREUSE LA TERRE DANS UNE DIRECTION DETERMINEE. Encore les cafés. Il semble que partout il ne soit question que d’un seull sujet : le sexe. On ne peut pas y échapper, ça revient toujours de la façon la plus crue. Ils vont danser, ils passent de flipper en bowling, et aussi du vouvoiement au tutoiement (et inversement). Il lui propose le mariage, elle répond à côté. Un type se suicide devant lui (autre scène apparemment banale). Il a l’impression d’être poursuivi par plusieurs types. Ils discutent de Bob Dylan, etc. Insertion : LA PURETE N’EST PAS DE CE MONDE 7 MAIS 8 TOUS LES DIX ANS, IL Y A SA LUEUR, SON ECLAIR, puis quelques aphorismes. Les numéros semblent renvoyer aux chapitres du film. Paul et Catherine mangent ensemble. Ils lisent, commentent les textes, puis ils parlent d’amour, de sexe (encore). Madeleine arrive, elle est heureuse, elle est numéro 6 au Japon. (C’est Chantal Goya qui écoute une description d’elle-même dans un journal). Paul avec les trois filles, ils écoutent de la musique. Paul toujours sérieux, toujours triste. Les filles nues derrière une vitre opaque. Paul avec Madeleine, dans le lit, et Elisabeth (plus loin). Regard-caméra de Catherine, 57’07 à propos de Sade, la voix de Malraux. Insertion : DIALOGUE AVEC UN PRODUIT DE CONSOMMATION (ce produit, c’est une fille : « Mademoiselle dix-neuf ans, récompensée pour ça »). Paul travaille pour l’IFOP, il l’interroge sur l’Amérique, sur la régulation des naissances, etc. Ils passent sans cesse du tutoiement au vouvoiement et vice-versa. La date s’écrit : 1965. Retour au café. Il mange avec Elisabeth (Marlène Jobert, ses tâches de rousseur), Madeleine n’est pas là, elle doit passer à l’Olympia. Paul voudrait qu’elle arrête de chanter « Nous ne sommes pas des filles pour vous, vous serez trop malheureux » dit Elisabeth. « Qu’est-ce que ça peut vous foutre? » répond Paul. Encore des histoires de sexe, de contraception. Il siffle un air de Bach. Ils mangent. Une autre conversation au fond du café, une fille qui fait la pute parle avec un allemand, elle lui reproche les camps de concentration. Il y a aussi Brigitte Bardot dans le café, qui discute de son jeu dans une pièce de théâtre. Ils vont au cinéma (les trois filles + Paul). Paul va pisser, deux types s’embrassent dans les chiottes. Il écrit sur la porte : « À bas la république des lâches ». Dans le film, une scène de bagarre entre un homme et une femme. Paul se met en colère, car ils ne projettent pas dans le bon format. C’est un film érotique. Au cinéma, ils sont souvent déçus. Ce n’est pas le film dont ils auraient rêvé (voulu faire, voulu vivre). Conversation entre Catherine et Robert. C’est lui qui pose les questions. Il est intrusif, elle répond que ça ne le regarde pas, et elle l’interroge parfois aussi sur le même mode. Il insiste lourdement, pendant qu’elle mange sa pomme. Puis il parle des ouvriers. Insertion : CE FILM POURRAIT S’APPELER LES ENFANTS DE MARX ET DE COCA-COLA COMPRENNE QUI VOUDRA. Paul et Catherine passent devant un mur. Un type lui pique une boîte d’allumettes et se met le feu (encore un suicide). Il brandissait un panneau : Paix au Vietnam. Politique et sexe se mélangent. Catherine est jalouse de Madeleine, qu’ils vont voir chanter en studio. Paul dérange Chantal Goya (Madeleine) pendant qu’elle chante. Il est jaloux de ces gens qui s’approprient Madeleine. Paul continue à interroger les gens pour l’IFOP, mais il doute maintenant de la sincérité des uns et des autres. A la fin Paul fait un héritage, il tombe par la fenêtre d’un appartement qu’il a acheté. Il meurt. La police enquête, on ne saura jamais si c’est un accident ou un suicide. Madeleine va-t-elle avorter ? demande le policier. Elle hésite. (On suppose qu’elle préférera sa carrière à la mémoire de Paul). FEMININ – F….IN. (ça se termine).

Analyse

On interprète souvent ce film comme le témoignage d’une époque : la guerre du Vietnam, la campagne électorale de 1965, le début des trente glorieuses, les enfants de Marx et de Coca-Cola, la contraception, les chanteuses yé-yé, etc. C’est un film daté, tourné entre les deux tours d’une élection (De Gaulle – Mitterrand, entre le 5 et le 19 décembre 1965). Pourtant le film n’a rien d’une improvisation. Godard a mis plus d’un an pour le préparer, c’est lui qui a tout écrit, tout dialogué, tout fait pour réussir cet artefact : de jeunes acteurs-personnages donnant l’impression de jouer leur propre rôle et de se raconter au présent. Certes il tire parti des événements du jour, des décors naturels et de quelques détails qui ont pu survenir à ce moment-là. Mais le fait de ne dévoiler le script qu’au dernier moment est aussi un artefact. Cela ne retire rien à la dimension d’écriture du film. Que les garçons soient plus politiques, qu’ils interpellent des filles plus soucieuses de la vie courante, n’est pas le résultat de leur comportement spontané, c’est le résultat d’un choix de réalisateur dont les aphorismes et les insertions ne sont pas plus spontanés. 

Il ne s’agit donc pas de filmer le réel, mais de produire un cinéma du réel ou jugé comme tel. Certes on voit les rues parisiennes, les cafés, les brasseries, les vespasiennes, etc. Ce n’est pas un décor, c’est le photographie authentique. On voit aussi la chanteuse qui a fait la Une de Mademoiselle âge tendre, Chantal Goya et on a tendance à oublier qu’elle est là comme actrice et non pas comme chanteuse. 

Le film est double : une base documentaire (le cinéma du réel), et une écriture, une réécriture, un montage, pour ne pas dire une manipulation du réalisateur. Il s’agit pour lui de démontrer qu’un film, ça pense. Un film n’est pas fait pour raconter une histoire, mais pour penser, pour analyser. C’est aussi un film-essai, un film-enquête. (il s’agit toujours de brouiller les pistes). Godard avait l’impression que cette époque n’était plus la sienne. A l’interrogation principalement masculine, la réponse principalement féminine est évasive. Le questionneur commence par être sérieux (mais pas pour longtemps), tandis que le questionné s’arrange pour répondre sans répondre. Les aphorismes de Godard ont le même statut que les bavardages des jeunes gens : ni clef, ni argumentaire, ils tombent comme des affirmations pures, sans justifications. Aussi sérieuses soient-elles, les conversations ne sont pas si différentes des chansons de Chantal Goya (la chanteuse yé-yé ). Elles tournent en boucle sur les mêmes thèmes. D’ailleurs tout le film est une boucle : pour les trois filles, la survenue de Paul dans leur appartement n’est qu’un passage. Après cette succession de suicides et une mort brutale, elles se retrouveront dans l’appartement, vivront leur vie et sortiront avec d’autres garçons. 

Tout tourne autour de Paul, sûr de lui et quelque peu provocateur (Il s’agit du premier film de Jean-Pierre Léaud après Les 400 coups, Truffaut, 1959). « Dans masculin, il y a masque et cul » dit Robert. « Et dans féminin? » demande Paul. « Il n’y a rien » répond Robert. Et pourtant sans ce rien au petit minois, il n’y aurait rien. À noter que féminin est le dernier mot du titre et aussi le dernier mot du film, quoique tronqué : F….IN. Comme quoi il n’y a pas rien dans ce mot. C’est le paradoxe du film et le désir du réalisateur, qui vient de rompre avec Anna Karina (détail biographique : Anna Karina était elle aussi enceinte au moment de la rupture, mais elle a perdu, sans avorter, l’enfant de Godard).

Le sous-titre que j’attache à ce film est lui-même une question : Comment mettre en scène la non-réponse de l’autre ? Godard aura tout essayé pour concrétiser ce questionnement désespéré, il aura multiplié les fictions, les aphorismes et les suicides (mai 1968 aura été le point culminant de la théâtralisation). (Plus tard le groupe Vertov fera semblant d’apporter quelques réponses, auxquelles ni Godard ni ses personnages ne pouvaient raisonnablement croire). 

On pourrait dire que Masculin Féminin est le Le Film des questions, par analogie avec Le Livre des Questions d’Edmond Jabès. Paul et son copain Robert ne cessent de questionner pendant tout le film. Ils questionnent ces jeunes filles, ces adolescentes de 19 ans, comme si elles pouvaient apporter une réponse. Les jeunes filles ne refusent pas de répondre mais elles n’ont pas grand-chose à dire, que des banalités qui ne les engagent à rien. Même quand elles sont sincères, il y a du rien dans leurs réponses. Elles ignorent qu’en disant « rien », elles font peser tout le poids de la théologie négative, mais ça ne les empêche ni de répondre, ni de questionner à leur tour. On sait que c’est Godard lui-même qui a interrogé les jeunes filles, et que ce questionnement n’est qu’un effet de montage. Le réalisateur ventriloque ces personnages qu’il prétend représenter, et pourtant ça produit un effet de vérité. Cet effet tient peut-être au côté film-essai, film-pensée, film-enquête, film-documentaire, mais il y a un au-delà de cette dimension. Godard ne s’interroge sur son époque que parce que son époque s’interroge déjà sur elle-même.

Du point de vue des personnages, le questionnement allège d’un poids trop lourd. Il dispense de la question et aussi de la réponse. Les garçons ne craignent pas d’insister, ils sont crus, directs, sur les sujets les plus intimes. Ils appuient là où ça interroge le plus, au lieu du sexe, et même s’il le faut dans le vagin proprement dit. Elles pourraient se sentir violées mais apparemment non. Elles pourraient claquer la porte mais non, elles font ce qu’elles peuvent, elles essaient, et leurs réponses relancent les questions. En répondant de la façon la plus superficielle possible, on essaie de faire croire qu’il n’y a ni énigme ni secret. Godard invente des personnages qui n’ont ni passé ni secret, ce qui peut sembler sympathique mais conduit tout droit au suicide. 

Ce qui caractérise les filles, c’est qu’elles ne répondent pas, ou des réponses sans réponses. C’est peut-être pour ça que Paul est si triste, si sérieux, il ne s’amuse jamais. C’est la question de l’Abgrund, du sans fondement. Une génération du sans-fondement : les unes consomment, les autres s’approchent de l’abîme (déjà). Le privilège de la question sexuelle, c’est que c’est là que se loge préférentiellement la non-réponse. Godard est quelque chose comme ça : un artiste du sans-réponse. 

On n’a même pas besoin d’un Dieu pour que l’instance interrogée ne réponde pas. Dans un cas comme dans l’autre, sous le dialogue il y a l’écriture. On voit des textes, et les insertions écrites ne font que remplacer les cartels des films muets, une voix qui n’existe pas mais qui commande à l’image. 

Il y a à un moment, un seul, presque au milieu du film, un regard-caméra. C’est celui de Catherine-Isabelle, la fille qui aime Paul qui aime Madeleine. On ne sera pas surpris de voir que ce regard, tourné vers nous, est interrogatif.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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