Avec amour et acharnement (Claire Denis, 2022)

Vivre sous la contrainte d’un devoir d’amour, un archi-amour indéterminé, insaisissable

On peut s’interroger sur ce qui pousse Sara1 à se maintenir dans la dépendance psychologique de deux hommes dont on devine qu’au fond d’elle-même, ils ne méritent pas vraiment son respect. Alors qu’elle est dévouée, encore séduisante malgré les années, alors qu’elle vit dans un bel appartement donnant sur les toits de Paris, alors que son travail régulier à la radio lui ménage probablement (ou pourrait lui ménager) des rencontres aussi variées que stimulantes, elle choisit de vivre successivement avec deux amateurs de rugby, d’abord François2 qu’elle quitte à cause de son indifférence et ensuite Jean3 sur lequel elle se rabat à cause de sa fidélité. Depuis un séjour en prison dont, semble-t-il, François partage la responsabilité, Jean ne travaille pas et s’occupe assez peu du fils qu’il a eu d’un précédent mariage (Marcus4). Il dépend financièrement de Sara5, comme Marcus dépend financièrement de sa grand-mère6. Le cœur du film est l’incapacité de Sara à se dégager de sa relation à ces deux hommes aussi toxiques l’un que l’autre, quoique de façon différente. François est pervers, on ne peut pas lui faire confiance. Il affirme son amour, et ensuite trahit Sara en racontant tout à Jean, en lui montrant les textos qu’elle lui a écrits. Sa perversion s’exerce contre Sara, mais aussi contre Jean, ce garçon sincère. Il se sert de lui, comme il s’en est servi pour la prison. Jean ne raconte presque rien à Sara, elle ne sait pas exactement en quoi consiste son travail avec François. Elle a de la nostalgie pour sa vie avec François, c’est lui qu’elle préfère7, mais au moment de choisir, de trancher, c’est comme si elle était au bord du gouffre, elle n’y arrive pas. Ce gouffre est l’énigme du film. Où craint-elle de tomber ?

Sara n’arrête pas de parler d’amour, on a l’impression qu’elle ne vit que par rapport à ça, l’amour8. Un jour où elle croise François par hasard9, elle peut à peine contrôler son émotion. Que lui arrive-t-il ? Il se pourrait qu’il ne s’agisse pas de l’amour pour l’un ou pour l’autre, pour une personne déterminée, mais d’autre chose, un amour qui la saisit en-deçà de tout contrôle, un archi-amour. Il y aurait une passion plus ancienne qu’ancienne à laquelle son existence serait vouée. Sans qu’elle sache pourquoi, sans qu’elle puisse y résister, il faut qu’elle y acquiesce. Avant toute relation à autrui, une exigence s’impose à elle : il faut aimer. Sans le préalable inaccessible d’un amour sans objet, elle ne peut pas vivre. Pour réduire sa souffrance, pour donner corps à cette obligation, elle n’a pas d’autre choix que de faire porter l’amour sur quelqu’un. Il faut un François, un Jean, un personnage concret, vivant. Elle n’ignore pas qu’elle se ment à elle-même, elle n’est pas dupe de la mascarade qu’elle se joue, mais elle ne peut pas faire autrement, jusqu’à ce qu’un événement la ramène à la réalité : son téléphone chute dans le bain. Le téléphone est mort, fichu, tout son contenu est perdu. Pour Sara, cette perte inattendue est une sorte de renaissance. Vidé des exigences passées, le téléphone immergé se présente comme une matrice neuve, la possibilité d’un nouveau baptême. Elle s’en va dans la rue, solitaire, soudain libre. 

À quoi sert Marcus dans cette histoire10? Dans le générique de fin11, on le voit réconcilié avec son père quand celui-ci revient à Vitry, son lieu d’origine12. Jean sait que dans ce bel appartement parisien, il n’est pas à sa place. L’amour excessif de Sara l’oblige à s’éloigner de temps en temps, à faire ses courses ailleurs, en un lieu où il sera reconnu pour ce qu’il est. Quand il parle à son fils, il insiste sur la singularité. Lui se nomme Jean, son être est Jean, son fils se nomme Marcus, son être est Marcus, ils sont irréductibles à ce qu’on dit d’eux (l’ex-taulard, le Noir, l’élève médiocre, etc.). Cette singularité manque à Sara. En la quittant, Jean se débarrasse de la rhétorique de l’amour. Il faut que Sara se libère de Jean pour que Jean se libère de Sara. 

Sara est-elle pour autant débarrassée de l’archi-amour qui, pendant tant d’années, a gouverné ses choix, ses affects ? On peut en douter13. Il se pourrait que tout revienne, avec d’autres Jean, d’autres François.s

  1. Interprétée par Juliette Binoche, qui tourne pour la troisième fois avec Claire Denis. Ce retour de l’ « avant », du passé, est récurrent dans le contenu du film ainsi que dans le choix des acteurs. ↩︎
  2. Interprété par Grégoire Colin qui est aussi, pour Claire Denis, une sorte de revenant : il jouait dans Us Go Home (1994), et dans Nenette et Boni (1996), il est Boni.  ↩︎
  3. Interprété par Vincent Lindon, dont c’est aussi le troisième film avec Claire Denis. Ancien joueur de rugby, Jean est probablement plus compétent que François pour sélectionner les jeunes. ↩︎
  4. Marcus est métis et, depuis que sa mère est revenue en Martinique, il vit chez sa grand-mère. Père blanc, mère noire, il est peu motivé par les études – ce qui contribue à culpabiliser et dévaloriser Jean. Son rôle est interprété par Issa Perica. ↩︎
  5. Sara aussi a une fille, dont on voit la photo, mais cette fille n’intervient pas dans le film. Jean est présenté comme père, mais jamais Sara n’est présentée comme mère. Il y a un vide, une ellipse. ↩︎
  6. Interprétée par Bulle Ogier. Bulle Ogier, pour Claire Denis, est aussi une actrice qui vient du passé (les films de Jacques Rivette qui l’ont marquée). ↩︎
  7. Elle préfère celui d’avant, celui qui est venu en premier. ↩︎
  8. Le titre Avec amour et acharnement aurait été choisi un peu par hasard, pour l’acharnement qu’il a fallu pour faire ce film. Il est particulièrement bien trouvé, car Sarah s’acharne (de tout son corps et de toute sa chair) à être amoureuse. Le titre anglais, Both Sides of the Blade, est plus explicite (c’est le titre du morceau du groupe Tindersticks entendu dans le film), mais moins éclairant pour notre propos car il privilégie une interprétation psychologique du film. Pour qu’il y ait triangle amoureux, il faut d’abord qu’il y ait désir d’amour. ↩︎
  9. Elle le croise avant que François ne fasse appel à Jean pour son travail. Alors tout son corps tressaille, sans qu’elle puisse le réprimer. ↩︎
  10. L’histoire est librement inspirée du roman de Christine Angot, Un tournant de la vie (2018). Christine Angot est également scénariste. C’est la deuxième collaboration entre les deux femmes, après Un beau soleil intérieur (2017). ↩︎
  11. Le prologue montrait Sara et Jean se baignant dans la mer – scène idyllique de bonheur. L’épilogue montre Marcus et Jean dans un stade – scène de retrouvaille du père et du fils. Entre deux bonheurs, la tragédie de l’amour. ↩︎
  12. De sa vie antérieure, il n’a conservé que sa belle Mercedes. ↩︎
  13. Dans une interview, Claire Denis se dit désespérée, comme Christine Angot. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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