Traité de bave et d’éternité (Isidore Isou, 1951)

Le cinéma est un art discrépant, où sons, images, significations, etc., quoique simultanés, ne parviennent pas à s’accorder

Dédiant son film à « tous ceux qui ont apporté quelque chose de neuf ou de personnel dans l’art du cinéma », Isidore Isou cite Griffith, Gance, Chaplin, Clair, Eisenstein, Von Stroheim, Flaherty, Bunuel, Cocteau (sans compter François Dufrêne et Antonin Artaud). Le film, dit-il, ouvre un chemin pour que le cinéma aille plus loin. Quels que soient les antécédents, c’est un premier film. Il doit faire ce qu’il ne faut pas faire, il doit être insolent. Ce qui compte en lui, ce n’est pas l’ensemble, ce sont les détails, les allusions, les indirections, les disjonctions, les ruptures. Il faut dissocier la bande-son de l’image, l’oreille de son maître cinématographique, l’oeil. Le film doit être inventif, discrépant. (Il lance le manifeste du cinéma discrépant). Entre le bruit et la photo, il doit y avoir incohérence. C’est la parole qui doit prévaloir, aussi terrible et incongrue que possible. Il faut que le son soit ciselant, qu’il détruise l’image (en l’occurrence à coups d’eau de Javel) et la photo (ciselée c’est-à-dire peinte, grattée et rayée). 

En pratique, il y a dans le film des rushes, des chutes, des extraits récupérés dans les poubelles de l’armée, et aussi quelques images (plus classiques) issues du tournage : Isou lui-même, se promenant seul à Saint-Germain des Prés, les rues et les immeubles du quartier, des visages connus de célébrités parisiennes. Il y a ce qu’il dit et ce qu’il fait : discrépances dans l’image (barrée, secouée, renversée), dans le récit (incohérent, hâché), dans le mouvement (partiel, interrompu), dans les thèmes (où sa propre vie se mêle à celle des inconnus), dans les voix (toutes off, mais multiples, chacune avec sa tonalité, son accent), dans les noms (Eve, puis Denise), dans les visages (sauf le sien propre), etc. D’un côté, il essaie de réunir dans un seul film tous les excès que Jean-François Lyotard a regroupées sous le nom d’acinéma, mais d’un autre côté, le texte lu ou proféré ramène un peu d’ordre. Il semble qu’il y ait toujours un maître, mais ce n’est plus l’oeil, c’est le ton.

Plus d’une forme qui sera inventée ou exploitée plus tard par d’autres technologies est déjà en œuvre dans le film : collage, sampling, mash-up. Des décennies plus tard, on court toujours après Isidore Isou, sans jamais le rattraper. Un témoignage parmi d’autres : en 2018, dans son interview transmise par Facetime à propos de son film Livre d’images présenté à Cannes, Jean-Luc Godard revendique, une fois de plus, la dissociation entre image et bande-son. Malgré les milliers de films qui l’auront déployée, sans doute était-elle toujours, pour lui, absolument nouvelle.

Discrépance (selon le Webdictionnaire) : Simultanéité désagréable de sons, de sensations, d’avis, etc., qui ne s’accordent pas. (Selon le CNRTL) : désaccord, disconvenance, divergence. Du latin discrepantia : contradiction, variation, discordance. C’est la différence entre ce que l’on avait escompté (prévu, évalué, espéré…) et ce que l’on constate.

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Pierre D.

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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