Paterson (Jim Jarmusch, 2016)

La poésie qui reste, c’est le don d’une page vierge où écrire son secret

Un chauffeur de bus, qui parcourt les rues de la ville de Paterson1, a pour particularité de se nommer lui aussi Paterson, comme si la ville continuait à parler dans le prolongement du grand poème Paterson de William Carlos Williams (poème publié entre 1945 et 1963) où, déjà, c’est la ville qui parle. Cet homme ne semble pas avoir de prénom, comme s’il fallait qu’il s’identifie à la cité avec sa routine, ses rituels, ses décors, ses objets familiers, ses habitants. Chaque jour, au moment de prendre le volant, il commence à écrire un poème sur un carnet secret (secret notebook) et le soir même, le poème est terminé. Ce sont des poèmes simples, ancrés dans la vie de tous les jours2. Paterson n’a ni téléphone portable ni ordinateur. Il semble vivre en-dehors du temps, contrairement à sa compagne Laura qui rêve d’être reconnue comme cuisinière, ou chanteuse, ou décoratrice, ou n’importe quoi. Il n’a jamais lu ses poèmes à personne, pas même à Laura. En tout cas, il n’a pas d’autre ambition que sa vie quotidienne et sa poésie – ce qui n’empêche les deux amants de s’adorer. Laura voudrait qu’il lise ses poèmes, qu’il les fasse publier, mais il résiste autant qu’il le peut, et finalement promet, en principe, de les photocopier le dimanche suivant. 

Le film se déroule sur sept jours, du lundi au dimanche3. Le lundi, Laura rêve qu’ils ont des enfants, des jumeaux, et pendant la suite de la semaine, Paterson ne cesse de rencontrer partout des jumeaux4. Chaque jour est un nouveau commencement pour le chauffeur de bus, une page blanche pendant laquelle il écoute, regarde, écrit, promène le chien, prend sa bière dans son bar favori. Il lui faut, pour vivre, cette régularité. Le jour où son parcours est perturbé par une panne électrique, il est bouleversé. La vie continue malgré tout jusqu’au samedi, jour un peu différent où il ne travaille pas, tandis que sa compagne va vendre ses petits gâteaux au marché. Ce jour-là, la recette est excellente, il décident pour fêter ce succès d’aller au cinéma5. Au retour, une mauvaise surprise les attend : leur chien bien-aimé Marvin a réduit le secret notebook en miettes. Paterson est triste, déprimé, et Laura désolée. Le lendemain dimanche, il va se promener et sur le banc où il a l’habitude de s’asseoir, face à la chute d’eau, un amateur de poésie japonais l’interroge. Êtes-vous poète? Il répond négativement. Le japonais est venu spécialement à Paterson en mémoire de William Carlos Williams. En partant, il lui offre un cahier vide – comme pour l’inciter à écrire. Sur le champ, Paterson commence à écrire un nouveau poème.

Le Japonais, qui tombe du ciel, ignore-t-il vraiment que Paterson vient de perdre son carnet secretà la veille du jour où il avait finalement consenti à le faire lire par autrui ? Paterson a perdu sa seule et unique possession, en tous cas la seul à laquelle il était attaché – mais la poésie n’est pas perdue pour lui. Le Japonais devine qu’au-delà des poètes célébrés et reconnus par l’Académie, il y a l’autre poésie, celle de la ville elle-même, des rues, des objets, des disputes, des amours et des conversations de chacun. Tous sont des anonymes impubliés, jamais lus, comme Paterson. Tous gardent en eux leurs secrets inavoués. La première injonction du film, c’est que cette autre poésie doit rester secrète. Le méfait du chien Marvin est arrivé à temps : empêcher que la poésie cachée de Paterson n’échoue dans l’expression publique. Mais l’arrivée impromptue d’un autre cahier vierge montre en même temps que cette poésie doit s’écrire. C’est une injonction paradoxale, un double bind. Pour que le texte inexprimé s’écrive, il faut une invitation extérieure, la demande d’un amateur d’au-delà des mers. 

  1. La ville de Paterson (New Jersey) se situe à une trentaine de kilomètres de New York, vers l’ouest. Le poète américain William Carlos Williams, qui a exercé la médecine dans cette ville, a écrit un long poème en six chants intitulé Paterson, publié de 1945 à 1963. La voix poétique y est assumée par la ville de Paterson elle-même. Ce livre est considéré comme un des chefs-d’œuvre de la poésie moderniste américaine. Le poète Allen Ginsberg, membre de la Beat Generation, est également originaire de Paterson. Le nom de cette ville est présent dans la première partie de son grand poème Howl, dans le vers « incomparables rues aveugles de nuage frémissant et d’éclair dans l’esprit bondissant vers les pôles du Canada et de Paterson, illuminant tout le monde immobile du Temps-intervalle ». ↩︎
  2. À la manière de Francis Ponge. ↩︎
  3. Sept jours + 1, car il est en boucle : il se termine le lundi matin, par la même image (ou presque) du couple se réveillant dans son lit. ↩︎
  4. Cela tend à prouver que lui aussi désire avoir des enfants. Paterson est un homme comme les autres. ↩︎
  5. Ils ne vont pas voir un film récent, mais un vieux film d’horreur en noir et blanc. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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