The Card Counter (Paul Schrader, 2021)
Pour un crime sans borne ni mesure, il n’y a pas d’expiation ni de compensation possible
William Tillich, qui se fait appeler William Tell1, est un expert en calcul mental. Son exceptionnelle aptitude à compter les cartes, apprise en prison, fait de lui un excellent joueur de poker ou de black jack. S’il passe sa vie à circuler de casino en casino, ne s’arrêtant nulle part, ce n’est pas pour gagner plus d’argent car il se contente de petites sommes, c’est pour, comme il l’explique, passer le temps, car le temps, pour lui, est difficile à passer. Chaque minute lui pèse, après les huit années purgées pour ses actes de torture dans le camp de prisonniers d’Abou Ghraib, en Irak. Il sillonne le pays de motel en motel, évitant les grands hôtels où l’on pourrait le surveiller, refusant tout changement dans sa routine, couvrant le mobilier de sa chambre de draps blancs dans un geste qu’on imagine d’effacement ou de purification, jusqu’au jour où il croise par hasard, dans une convention sur la sécurité, son ancien tortionnaire en chef John Gordo. Il ne l’écoute pas longtemps, préfère s’en aller, quand un jeune homme l’arrête. L’événement, pour lui, ce n’est pas d’avoir revu John Gordo auquel il n’adresse pas la parole, c’est d’avoir rencontré ce jeune homme, un certain Cirk, fils d’un G.I. comme il l’a été lui-même, un alter ego qui a vécu la même expérience que lui à Abou Ghraib. William comme le père de Cirk ont été jugés et condamnés à cause des célèbres photos où ils posent à côté de leurs victimes. Le scandale, c’est que leurs chefs, dont John Gordo, au moins aussi coupables qu’eux, n’ont pas été mis en cause. Le jeune Cirk veut venger son père qui s’est suicidé. Il a reconnu William grâce aux photos qu’il connaît par cœur, n’ignore ni son vrai nom, ni son passé. Il a pris la décision de tuer John Gordo et demande l’aide de William Tillich-Tell.
William a été tortionnaire, il se sait tortionnaire, ne prétend pas être innocent, au contraire. Les années de prison n’ont pas effacé son passé, qui l’habite à chaque instant. Il ne s’est pas détaché de son ancienne identité, sinon pourquoi transporterait-il avec lui un lourd sac qui contient des instruments de torture ? Pourquoi décrocherait-il les tableaux des chambres où il habite, dans la crainte d’être observé et condamné par leurs regards ? Les instruments qu’il garde dans le coffre de sa voiture ne lui appartiennent pas, c’est lui qui leur appartient. Il ne peut pas se détacher d’eux. Un tortionnaire qui ne torture plus, qui déteste la torture, qui se sait définitivement coupable, reste un tortionnaire. En ayant comme seule activité ce jeu de cartes répétitif, en refusant toute réinsertion sociale, il reste en prison, comme s’il estimait lui-même que la peine devait continuer à être purgée. Le camp d’Abou Ghraib continue à occuper ses pensées, ses rêves. C’est le lieu où il a renoncé à la vie, et en circulant de casino en casino, il continue à renoncer à la vie.
Paul Schrader explique que, dans sa conception du film, il a d’abord imaginé « la vie d’un personnage qui passe son temps à écrire des chiffres et des pourcentages, sept jours sur sept. Je le voyais dans une sorte de flottement et d’incertitude, entre la vie et la mort. (…) j’ai pensé à un type qui passe toute sa journée devant une machine à sous : pour moi, c’est un être qui n’est ni vivant ni mort – il est dans une sorte d’entre-deux »2. Il a complété cette mécanique mortifère, thème initial du film, en inventant le passé de ce personnage : la prison d’Abou Ghraib. D’où vient cette association ? Bien que le réalisateur ne l’ait pas formulé ainsi, le trait d’union qui structure tout le film, c’est le mal radical. Un type qui passe toute sa journée devant une machine à sous, sans rien faire d’autre, détruit en lui tout désir, tout rapport à l’autre, toute solidarité3. Même s’il travaille pour des investisseurs, même si sa situation financière oscille entre gains excessifs et endettement excessif, le joueur machinique s’extrait de l’échange social. Il n’y a autour de lui ni famille, ni femme, ni enfant. Un type qui torture ses semblables commet un acte irréparable, inexpiable. Il est pris lui aussi dans un mécanisme implacable qui ne lui offre aucune marge d’initiative. L’un et l’autre sont enfermés dans un circuit fermé, sans extériorité. Dans cet univers, le comptage dont William est un grand spécialiste ne sert à rien. William ne se fait pas d’illusion, il sait qu’il ne peut pas y avoir de commune mesure entre la dette morale et les gains financiers. Mais quelque chose peut toujours arriver, un événement peut venir perturber cette logique circulaire. Dans le film, cet événement est double : l’irruption du jeune Cirk et la présence de La Linda, une femme qui représente les investisseurs auprès de William et semble avoir pour lui un peu plus que de la sympathie professionnelle. William ne peut pas se sauver lui-même, mais peut-être peut-il sauver Cirk, ce qui lui ouvrirait le chemin de La Linda. Il décide alors d’accumuler une somme d’argent suffisante pour rembourser non pas sa propre dette – ce qui est impossible, mais celle de Cirk.
Le résultat est un fiasco. Au lieu de rendre visite à sa mère comme il l’avait promis et d’échapper au circuit mortifère, Cirk tente d’assassiner John Gordo et se fait tuer lui-même. William est renvoyé à son propre enfermement. Il faut punir John Gordo, et aussi se punir soi-même encore plus durement4, même si pour l’un comme pour l’autre, le châtiment est inadéquat car tout châtiment est limité, et celui des deux hommes devrait être illimité. Les deux personnages extérieurs du film, La Linda et Cirk, auront introduit dans la trajectoire de William une dimension d’incertitude. Ils auront déréglé la mécanique. William espérait, attendait ce dérèglement, mais quand il arrive, il ne peut pas l’assumer. Il soumet Cirk à une pression excessive, devenant lui-même tortionnaire, et se révèle incapable de raconter un seul mot de son terrible passé à La Linda. Cirk, pour William, aura été pour peu de temps l’espoir d’un rachat, d’une rédemption. Il aura payé de sa vie le message qu’il renvoie à William : Ton crime est inexpiable. La logique intraitable du mal radical s’impose à tous deux. La peine a été purgée, mais pas la culpabilité. En le forçant à revoir sa mère, à reprendre une vie normale, William imaginait qu’il aurait le pouvoir d’effacer les effets de la culpabilité de son père. Mais pour le jeune homme contaminé par le mal radical, cet espoir s’avère illusoire. Le crime est imprescriptible.
Dans la scène finale, on dirait que William trouve une sorte de paix par son ré-emprisonnement et sa renonciation. La prison est le lieu qui lui correspond, le seul à partir duquel il peut entrer en relation avec La Linda, mais à travers une vitre, sans la toucher. La citation ultime de la scène de la chapelle Sixtine5 où Dieu tend un doigt vers l’homme, sans le toucher, témoigne de la seule relation qui puisse s’instaurer entre eux : une alliance dissymétrique entre deux parties entre lesquelles la communication est impossible. Le tortionnaire est comme un Dieu impuissant. N’appartenant plus au même monde que les humains, il ne peut pas commercer avec eux.
- Un rôle interprété par Oscar Isaac. ↩︎
- Paul Schrader dit que dans la conception du film, il n’a pas d’abord pensé à l’impardonnable, mais au joueur de poker (Positif, décembre 2021). Cela ne change rien au fait que dans le film, c’est l’impardonnable – ou l’imprescriptible – qui a la première place. ↩︎
- Dans ce non-lieu qu’est le casino, dans cette sorte d’espace vide au décor impersonnel, clinquant, médiocre et interchangeable, dominé par la solitude et l’ennui, la figure du mal radical peut trouver une place, même et surtout si l’on n’y fait rien. ↩︎
- Dans la scène finale, John Gordo et William Tillich se torturent mutuellement jusqu’à ce que le moins résistant (John) décède. ↩︎
- Scène qui a inspiré aussi le dernier plan de Pickpoket de Robert Bresson. ↩︎