Rencontres du troisième type (Steven Spielberg, 1977)

D’où reviennent les morts, au-delà de l’être, c’est là qu’il faut aller

L’intrigue est organisée autour de deux personnages tout ce qu’il y a de plus ordinaires, un homme marié, Roy Neary1, et une femme, Jillian Guiler2, qui élève seule un petit garçon de 3 ans nommé Barry. La banalité est poussée aussi loin que possible puisque, bien sûr, ils finiront par s’embrasser vers la fin du film. Roy est employé d’une entreprise d’électricité dans l’Indiana. Il aime sa femme et aime aussi jouer avec ses enfants, auxquels il explique patiemment quelques problèmes de mathématiques. Un jour, son entreprise l’appelle pour aller réparer une ligne à haute tension sur une route nationale. Alors qu’il arrête son véhicule pour lire une carte routière, un objet inconnu émet une vive lumière qui brûle légèrement un côté de son visage. D’autres engins volants passent au-dessus de la route, suivis par la police qui n’arrive pas à les rejoindre. Un petit groupe de personnes se trouve là, fasciné par le spectacle. Un peu plus tard, le phénomène lumineux se reproduit autour de la maison de Jillian. Le petit Barry, attiré par la lumière, court vers la forêt et disparaît. Les jours suivants Roy et Jillian sont tous deux obsédés par une image subliminale, qui ressemble à une montagne, dont ils ne comprennent pas la signification. Barry la reproduisait dans ses dessins avant d’être enlevé, tandis que Roy ne peut pas s’empêcher de la reconstituer avec n’importe quel matériau, de la purée ou de la terre, au risque d’être pris pour un fou. Effrayée, la femme de Roy s’enfuit avec les enfants.

Parallèlement, un scientifique nommé Claude Lacombe3 mène l’enquête sur de mystérieux phénomènes qui se tiennent à différents endroits du monde. En plein désert de Sonora, au nord du Mexique, on a découvert d’anciens avions de guerre de la Seconde Guerre mondiale en état de marche. Ils faisaient partie de l’escadrille 19, mystérieusement disparue en décembre 1945 au-dessus de l’océan Atlantique. Un navire cargo englouti en 1925 dans le triangle des Bermudes est retrouvé en plein désert de Gobi (entre le nord de la Chine et le sud de la Mongolie). À Dharmsala en Inde, les habitants chantent une série de cinq notes qui proviendraient des cieux. Lacombe participe à une conférence aux États-Unis où il présente les résultats de la traduction des sons de Dharmsala en langue des signes, d’après la technique de Zoltán Kodály. Le gouvernement américain, qui sait déjà que les perturbations enregistrées dans l’Indiana sont dues à des OVNIs, suit les conseils de Lacombe qui pense qu’une forme extraterrestre intelligente tente de communiquer avec les humains. Certains signaux en provenance de l’espace se révèlent être des coordonnées terrestres, ceux d’une montagne située dans le Wyoming, la Devils Tower4, à proximité des villes de Hulett et Sundance. L’armée américaine imagine un plan d’évacuation de la région et prépare secrètement la construction d’une base scientifique au sommet de la montagne, destinée à accueillir les « visiteurs ».

En proie à son obsession, Neary aperçoit la montagne dans un reportage télévisé sur le prétendu accident de train au Wyoming. Il rejoint Jillian et tous deux se rendent sur place. Arrêté par la police, Neary est interrogé par Lacombe. Il se demande ce que vient faire un étranger, accompagné par un traducteur, dans cette affaire. Il s’enfuit, grimpe au sommet de la Devils Tower avec Jillian. Tous deux découvrent la base scientifique, au sommet de la montagne, et le dispositif destiné à dialoguer avec les visiteurs.

Alors s’opère, en trois temps, le basculement qu’on pourrait nommer au-delà de l’être :

– un temps de traduction où un dispositif visuel et sonore s’adresse aux extraterrestres. Ceux-ci répondent par un dispositif comparable qui permet le dialogue. Le vaisseau atterrit, les petits êtres filiformes à grosses têtes qu’on verra sortir un peu plus tard ne sont pas très éloignés des humains. Ils connaissent le langage des signes, comme Lacombe. L’un d’entre eux lève un bras en signe de paix. Deux mondes se rencontrent grâce à un langage commun, dans une opération réussie de traduction. Si les deux civilisations peuvent dialoguer, c’est qu’elles ne sont pas si différentes l’une de l’autre. On reste au niveau de l’être.

– les personnes portées disparues5 dans les véhicules militaires retrouvés par Lacombe sortent du vaisseau. Trente ans plus tard, ils ont l’apparence et l’âge qu’ils avaient lors de leur disparition. Ce ne sont pas des spectres, mais des personnes en chair et en os. Le petit Barry descend lui aussi et retrouve sa mère. Ici s’introduit l’inexplicable. Comment l’enfant est-il monté dans le vaisseau, et pourquoi ? Pourquoi des véhicules militaires ont-ils été transportés si loin de l’endroit où ils ont disparu ? Comment est-il possible que ces décédés soient encore vivants, et qu’ils n’aient pas vieilli6 ? Il est impossible de répondre à ces questions dans les termes de la vie courante. Il faut un autre type de raisonnement, un autre type de causalité non scientifique, non ontologique. Le film ne contient aucune indication, pas le moindre indice, pas la moindre piste qui permettrait de dire laquelle. Il préserve la rupture, l’interrogation à l’état brut7. Les extraterrestres ressemblent aux humains, mais leur logique reste inaccessible.

– Grâce à l’intervention bienveillante de Lacombe, Neary se joint aux volontaires, militaires et scientifiques, préparés pour suivre les extraterrestres lors de leur départ. Mais ceux-ci ne choisissent qu’un seul accompagnateur, Neary. Lui seul entre lentement dans le vaisseau avant son décollage, son départ vers l’espace. À quoi tout cela a-t-il servi ? Quelle est la particularité de Neary ? Quelle signification donner au chiasme étrange entre d’une part le renvoi des personnes disparues, et d’autre part l’accueil de Roy Neary ? Le savant Lacombe préfère sourire, sans rien dire8. Il envie Neary, mais ne le suit pas9

Barry retrouve sa mère, sa famille, il revient vers l’humain, le terrestre, tandis que Neary, cet homme ordinaire, abandonne définitivement sa femme, ses enfants, son travail, son métier, il abandonne l’humanité en général, il part avec les autres, heureux, sans regret, et sans savoir ce qui l’attend10. Tout se passe comme si le petit Barry et lui partageaient une faculté commune : l’aptitude à percevoir en eux-mêmes les envois de l’autre. Ce n’est pas de la télépathie11, c’est une identification d’un autre type, dont nul ne peut rien dire à part eux (et encore…). Les extraterrestres sont des êtres absolument autres, mais il y a pour Roy Neary et Barry Guiler et seulement pour eux, en eux, un lieu pour les accueillir. Ne partageant pas cette aptitude, Lacombe reste rivé à la vie sur terre, dans l’être. Pour deviner l’éventualité ou la virtualité d’un tel lieu, il aura fallu qu’il soit, lui-même, un étranger en Amérique12. Seul un étranger pouvait organiser cet accueil pacifique.

  1. Interprété par Richard Dreyfuss. ↩︎
  2. Interprétée par Melinda Dillon. ↩︎
  3. Interprété par Français Truffaut. Spielberg, né en 1944 et qui ne réalisait que son quatrième long métrage, vouait une grande admiration à Truffaut, né en 1932, qui avait déjà à l’époque réalisé 15 films, dont L’enfant sauvage où il jouait le rôle d’un scientifique. ↩︎
  4. Ce neck volcanique culmine à 1558 mètres d’altitude, 386 mètres au-dessus des terres envisonnantes. Il s’agit du premier monument national des Etats-Unis, ce titre lui ayant été décerné le 24 septembre 1906 par le président Theodore Roosevelt. ↩︎
  5. Il n’y a pas que des hommes, des soldats, il y a aussi des femmes.  ↩︎
  6. L’un des scientifiques suggère que Einstein avait raison, mais l’explication reste approximative. ↩︎
  7. Il y a, à l’égard de ces événements, autant de distance qu’à l’égard d’un dieu. ↩︎
  8. Il demande à Neary : « Que voulez-vous ? », et Neary répond : « Je voudrais juste savoir ce qui arrive ». ↩︎
  9. Sans doute aurait-il fallu, pour qu’il le suive, qu’il soit choisi par les extraterrestres. ↩︎
  10. Un départ qui ressemble à celui du père de Steven Spielberg vers la Californie, la science, la découverte de l’ordinateur, tel qu’il est décrit dans son film de 2022, The Fabelmans. Quarante-cinq ans plus tard, le réalisateur révélera que ce n’est pas son père qui est parti, mais sa mère. Le départ du père est chargé positivement, pas celui de la mère. ↩︎
  11. La télépathie supposerait la possibilité d’une pensée commune entre les humains et les extraterrestres ; or, malgré les ressemblances, ils pensent différemment. ↩︎
  12. Truffaut n’étant pas seulement acteur, mais aussi réalisateur, il était aux yeux de Steven Spielberg qualifié pour ce rôle.  ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *