Trois femmes (Robert Altman, 1977)

En laissant à la femme silencieuse son lieu, son pouvoir, on peut se dégager des rôles, des stéréotypes sexuels et sociaux

La jeune Pinky Rose, gamine un peu simplette jamais vraiment sortie de l’enfance, arrive en Californie depuis le fin fond de sa campagne texane. Elle trouve un emploi comme aide-soignante dans un spa gériatrique (Desert Springs Rehabilitation and Geriatrics Center) dirigé par deux personnages détestables : le docteur Mass et mademoiselle Bunweil (Bunuel ?). Ils confient son apprentissage à « Millie » Lammoreaux, une autre Texane qui lui explique rapidement comment se passent les séances de thérapie thermale. Millie se présente comme très féminine, toute en séduction et minauderies. Son univers est exclusivement jaune : sa garde-robe, son appartement et sa voiture. Elle récite à qui veut l’entendre ses recettes puisées dans des magazines féminins. Pinky l’écoute, tandis que les médecins qu’elle voudrait séduire ne font pas attention à elle. Le jour où elle cherche une colocataire, Pinky postule immédiatement et la suit dans un immeuble qui jouxte un parc d’attraction désaffecté (Dodge City). Willie, la propriétaire, est une femme mystérieuse, enceinte, qui peint des figures violentes au fond des piscines en s’enfermant dans un inquiétant silence. Elle semble observer de loin la relation qui se noue entre les deux jeunes femmes, sans jamais leur adresser la parole. Edgar, son mari est une sorte de cowboy ridicule dont la principale qualité est d’avoir été cascadeur ou doublure à la télévision. Alcoolique, il ne se sépare jamais de son revolver, et couche avec Millie qui voudrait séduire les hommes, mais échoue toujours.

Le début du film met en scène Pinky et Millie, tandis que la troisième femme, Willie, n’est évoquée qu’en contrepoint, par son silence. Willie n’ignore pas Pinky et Millie, elle les regarde. Sans qu’elle l’ait voulu, c’est à elles que ses effrayants dessins au fond de la piscine sont adressés. Les jeunes femmes qui manquent de personnalité peuvent plus facilement en changer ou en échanger, surtout si elles ne demandent qu’à être envoûtées. Pinky Rose a un nom et un prénom de couleur, tandis que Millie est toujours en jaune. Au début du film, elles n’ont ni substance ni caractère, elles ne semblent pas avoir d’autre identité que ces couleurs. On ne sait pas pourquoi Pinky a quitté ses parents, tandis que Millie se présente comme orpheline. Dans cette Californie où elle arrive souriante, heureuse, Pinky est prête à s’émerveiller de tout ce qui se présente, mais c’est une image sordide de l’Amérique qui lui est donnée à voir : vieille, sans promesse ni avenir. Le parc d’attraction où elle aurait tellement désiré venir est abandonné, il a été transformé en stand de tir. Pourtant nous sentons que, pour cette petite gamine fantaisiste, tout est encore possible.

Willie avait depuis longtemps prémédité en silence le meurtre de son mari. Elle s’exerçait sur des tableaux peints avant de viser la véritable cible : l’homme. Dans ce couple distordu, les rôles sont bien répartis : la clownerie pour lui, la haine pour elle. Le semblant de virilité du cowboy ne trompe personne. Il n’est même pas capable d’accompagner sa femme au moment où elle accouche, et disparaît sans reste dans un accident « de tir ». Peu importe que Willie ait fait le travail toute seule ou qu’elles se soient liguées toutes les trois pour se débarrasser du macho, l’important, c’est qu’à la fin, il reste le titre du film : trois femmes. La femme enceinte, silencieuse, qui ne parlait jamais à son mari et ne s’adressait probablement pas non plus à l’enfant dans son ventre, paraît incapable de donner la vie. Et pourtant, au moment de son accouchement (tout aussi sordide que le reste), il arrive quelque chose. Quoi ? Deux histoires se croisent :

  • une petite texane naïve qui s’identifie à une fille à peine plus âgée et plus expérimentée qu’elle, 
  • une dessinatrice muette dont la terrible angoisse s’inscrit au fond des piscines (la piscine, ce pourrait être une allégorie de son ventre). 

D’après ses déclarations, Robert Altman aurait eu l’idée de ce film en 1976, une nuit où sa femme était à l’hôpital pour un ulcère du duodénum – une sorte de simulacre d’accouchement. Il prétend que tout le film lui est venu dans le même rêve : intrigue, casting et lieux de tournage. Les trois femmes se rejoignent dans la scène d’accouchement où Millie fait ce qu’elle peut pour soutenir la mère et sauver le bébé, tandis que Pinky paralysée est incapable d’aller chercher de l’aide à l’hopital. Leur jonction ne passe pas par la réalité, mais par les rêves : trois femmes, trois fresques dessinées par Willie, trois rêves1. Pinky tente de se suicider en regardant les motifs peints par Willie dans le fond de la piscine. Elle est souriante, elle a toujours l’air de s’amuser, mais il suffit d’une dispute avec Millie, et elle décompense. 

En définitive tout le film n’est qu’une préparation à la propédeutique du silence. Depuis le départ, Pinky et Milly ne font rien d’autre que donner le change pour conjurer la défaillance des pères et mères, des généalogies, le silence qui est en elles. Pour que le mutisme n’envahisse pas tout, il faut remplir des fonctions sociales, respecter des stéréotypes. Au moment de l’accouchement, elles ont compris d’un seul coup la valeur du silence de Willie (un coup qui est peut-être le coup de feu qui en a fini avec Edgar). L’autorité qui les obligeait à donner le change a disparu. Sans doute Willie a-t-elle été séduite, voire violée, par l’alcoolique Edgar (on voit dans le film que Millie et Pinky ont subi le même sort). Elle s’est débarrassée de ce poids par les dessins, comme Millie s’est débarrassée d’un certain poids par son rêve et son coma. Les deux se confondent. C’est le moment où l’on n’y croit plus, une perte de croyance qui peut ouvrir à tous les possibles. Si, chez Willie, la parole n’avait pas été déjà effacée, cet événement n’aurait pas pu survenir. 

Après l’épreuve terrible de donner naissance à la mort, Willie peut délivrer Pinky et Millie de la charge sociale qu’elles portent. Le film ne montre que la déconstruction, il n’entame pas la phase suivante, mais il se pourrait qu’un avenir se soit ouvert. 

  1. On serait dans un rêve sous lequel il n’y aurait aucune substance a écrit Philip K Dick à propos de ce film. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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